Albert Robida, voyageur

Robida, voyageur d'une ville à l'autre

La partie la plus visible de l'œuvre de Robida voyageur, ses grands ouvrages richement illustrés de lithographies et d'eaux-fortes, s'inspire de la démarche à la fois « urgente et nostalgique » du baron Taylor et de ses Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France, qui est de saisir ce qui reste des « chefs d'œuvre en péril » avant qu'il ne soit trop tard. Robida est d'abord un touriste découvreur et défenseur du patrimoine architectural urbain français et européen. Il a, certes, été précédé dans cette voie par des plumes et des crayons célèbres. Les Notes de Voyage de l'Inspecteur des Monuments Historiques qu'est Prosper Mérimée sont publiées de 1834 à 1839. L'œuvre monumentale du baron Taylor (et de Charles Nodier) paraît de 1820 à 1863, illustrée par un panel de crayons prestigieux : Géricault, Ingres, Delacroix, Viollet-le-Duc, Isabey, Horace Vernet, pour n'en citer que quelques-uns. Robida est avant tout un dessinateur, mais il sait manier la plume pour donner corps à ses ouvrages, cas rarissime, si l'on excepte Töpffer et ses récits de voyage.

«Limbourg, le vieux Château et l’abside de la Cathédrale», dessin aquarellé reproduit dans Les Vieilles Villes du Rhin, Paris, Dorbon, 1910, p. 225.

Que ce soit dans sa première série d'ouvrages sur les Vieilles Villes, initiée en 1878 par celles d'Italie, auxquelles succédera la série de La Vieille France, limitée à quatre ouvrages Normandie, Bretagne, Touraine, Provence, que ce soit, ensuite dans ses livres sur les Vieilles Villes des Flandres, celles du Rhin, ou entre Rhin et Moselle, l'admirable Rothenburg, une ville du passé (avec ses treize eaux-fortes), pour terminer par ses suites lithographiques, Carcassonne, Les Cathédrales de France et À travers la France Monumentale, Robida rend un hommage constant aux « vieilles pierres » : « Ô vieilles villes, je vous aime… » n'est-elle pas la profession de foi affichée au tout début de son premier ouvrage de voyages.

«Buda», dessin aquarellé sur un feuillet séparé d’un carnet, non daté, [1873].

Dans ces plongées dans le passé, Robida se montre fidèle à la restitution de la réalité et ses dessins sont des documents précieux pour l'histoire du patrimoine. Mais l’art de Robida s’y exprime dans toute son originalité : ces dessins n’ont rien de froid ni de conventionnel. Ils vivent, animés par un souffle visionnaire, comme un filigrane de fantastique et de rêve. La curiosité de Robida, cependant, ne se limite pas aux seules vieilles pierres ; en partant du matériau iconographique recueilli au cours de ses voyages, il sait transcrire ses impressions sous des formes et dans des styles extraordinairement divers.

Ce matériau, ce sont ses carnets de croquis pris sur le vif. Ils apparaissent au début de la guerre de 1870, qui voit Robida suivre les armées françaises en Lorraine, puis jouer le rôle d'un véritable reporter de guerre lors du Siège de Paris et de la Commune. Ces carnets vont, désormais, l'accompagner dans tous ses voyages : esquisses rapides campant une scène, un panorama, un monument ou une rue, croquis précis d'un détail architectural, d'un personnage, mais aussi lavis ou aquarelles, avec une ponctuation de titres et de rares notes manuscrites. C'est à partir de ceux-ci et de son étonnante mémoire qu'il met au net les dessins qu'il adressera, de 1871 et 1880, aux périodiques qui l'emploient, comme Le Monde illustré ou La Vie parisienne. Envoyé en Autriche, à Vienne en 1873 par La Vie parisienne pour couvrir l'Exposition universelle, Robida va descendre le Danube jusqu'en Hongrie, et les aquarelles hautes en couleur de scènes magyares demeurent un beau témoignage de ce moment. De même, lorsque Le Monde illustré l'envoie à Florence à l'occasion des manifestations organisées pour la commémoration de la naissance de Michel-Ange, il en profite pour parcourir l'Italie, croquer les monuments, certes, mais aussi des scènes pittoresques et grouillantes de vie, qui se matérialiseront dans les frontispices des chapitres des Vieilles Villes d'Italie. Dix ans plus tard, il s'en souviendra dans la présentation du grand parc européen que devient l'Italie dans Le Vingtième Siècle de 1883. Les Vieilles Villes de Suisse conçues, elles, au cours de deux voyages de vacances, sont de la même veine, comme Les Vieilles Villes d'Espagne. Le voyage organisé avec son éditeur, Maurice Dreyfous, sera quasiment picaresque. Robida, soupçonné du meurtre de son compagnon frappé d’insolation, ne se vit-il pas un moment incarcéré par la guardia civil de l'époque.

Aquarelle originale insérée dans un exemplaire des Vieilles Villes du Rhin, Paris, Dorbon, 1908, « Chateau d’Eltz », reproduit en noir et blanc à la p. 201 de cet ouvrage.

La réalisation de la série de La Vieille France, inaugurée en 1891 par la Normandie, suivie de la Bretagne en 1892, va procéder d'une démarche différente. Désormais marié et père d'une famille de plus en plus nombreuse, Robida choisit d'installer celle-ci, pour les vacances d'été, dans une ville balnéaire de la Manche ou de l'Atlantique — « pas de coin habituel, pas deux fois le même pays, même très beau, il y en a tant » avoue-t-il dans une lettre adressée en juillet 1905 à un « confrère » depuis Saint Cast — et de là, il rayonne, en famille (carriole à cheval et « cyclette »), mais le plus souvent seul. Il utilise, s'il le faut, le chemin de fer, la voiture publique (l'ancienne diligence n'a pas disparu), le bateau à vapeur ou le bac, mais il est, avant tout, un marcheur infatigable. Il suit un itinéraire et un programme soigneusement planifiés, en ne s'intéressant qu'aux villes ou aux constructions humaines, à l'exclusion de la nature et de la campagne. Quand le motif lui plaît, Robida n'hésite pas à passer des croquis à de véritables aquarelles.

Ces croquis aboutissent ainsi au livre La Vieille France - Bretagne, 336 pages, 223 dessins, quarante héliogravures hors-texte, présenté sous une superbe reliure de percaline illustrée d'Engel. Ce volume propose, sans que cela puisse se deviner à la lecture, un itinéraire artistique recomposé en rassemblant les matériaux provenant de trois séjours s'échelonnant entre 1883 et 1890, consacré aux villes, à leurs châteaux, fortifications et églises, mais aussi à leur patrimoine populaire telles les maisons en pan-de-bois, dont Robida se fait l'ardent défenseur. Comme le souligne Denise Delouche : « Une originalité d'Albert Robida, sensible dans le texte et surtout dans ses dessins, réside dans son attention aux pancartes et aux enseignes indicatrices de l'activité sociale […]. On le suit dans la variété des cafés, débits de boissons, buvettes et " grand dépôt de cidre " au café des arts à Vannes. […]. La ville que nous présente Robida est ainsi habitée, vivante, plus sans doute par de telles notations que par les personnages, trop petits, trop rapidement dessinés, qui sont censés animer ses vues.». Le texte ne relate pas un récit de voyage, fertile en péripéties, il tient plus d'un guide touristique, mené sur un rythme alerte et reflétant la vision personnelle très sélective de l'auteur. Robida, précise encore Denise Delouche, « a le sens de la formule et de la concision. [...] Il arrive à caractériser une ville avec justesse et autorité et souvent de façon imagée».

«Place du marché à Lannion», dessin original aquarellé, reproduit dans La Vieille France-Bretagne, Paris, Librairie Illustrée, 1891, hors-texte en regard de la p. 128.

À côté de ses indignations sur l’état d’abandon du patrimoine émaillant ses descriptions, Robida accorde une place importante à l'histoire locale et régionale, avec la grande histoire en toile de fond. Sur celle de la Bretagne, Robida s'est documenté soigneusement, à l'instar de Flaubert, ainsi que le montre Jean Balcou : « c'est de lieu en lieu, de monument à monument que l'Histoire se reconstitue, morceau par morceau, comme une rhapsodie […]. L'une des originalités de Robida est précisément dans cet art naturellement syncopé de distribuer l'événement. Le voyage à travers le pays est toujours un voyage à travers le temps, temps superposé».

Aquarelle peinte sur la p. de faux-titre d’un exemplaire de La Vieille France-Touraine, Paris, Librairie Illustrée, 1891.

En fait, la trace des séjours en Bretagne se retrouve, bien avant la parution du livre, dans l'illustration de numéros de La Caricature : à travers les dessins incisifs du Grand Pardon de Sainte-Anne d'Auray, où « les pèlerins de la ville »(parmi lesquels il s'est représenté) côtoient les bretonnes « aux costumes traditionnels, aux corsages encadrés de velours ou gansés d'or et d'argent, aux grandes collerettes, aux jupes à cent plis réguliers, aux coiffes qui diffèrent de village à village » et les bretons « au costume national attaqué par en haut et en bas. C'est la fin de la Bretagne, hélas ! », mais aussi dans des parodies imaginatives et désopilantes comme Le Grand Hôtel Préhistorique de Carnac, « avec une cuisine de l'âge de pierre et un tumulus pour les vins». L'anticipation n'est pas en reste. Ainsi découvre-t-on, dans La Vie électrique, le « Parc national d'Armorique », destiné à reposer les Parisiens « énervés » et situé à… l'emplacement exact du Parc naturel régional d'Armorique créé quatre-vingts ans plus tard.

Albert Robida avait, en fait, le projet de « couvrir » toutes les provinces françaises dans la série de La Vieille France, mais son éditeur redoutant, semble-t-il, la concurrence d’éditions utilisant les nouvelles techniques de reproduction photographique, arrêta la série.

Dessin original reproduit dans La Vieille France-Touraine, Paris, Librairie Illustrée, 1891, «Porte de la maison dite d'Agnès Sorel»- p.12

Si vingt ans plus tard, Robida reprend ses voyages en Belgique et en Allemagne pour écrire et/ou illustrer de nouveaux ouvrages, la France continue d'être son domaine d'exploration privilégié, il la sillonne inlassablement, mais il est impossible de suivre précisément sa trace : vingt-cinq cathédrales, vingt-cinq monuments présentés en deux séries d’estampes mais aussi des guides de chemin de fer régionaux, des guides touristiques, des affiches des chemins de fer, des cartes postales, des menus, des dessins et des aquarelles.

Robida n'aura pas, comme Jules Verne, navigué jusqu’en Amérique sur le Great Eastern ; les deux seules traversées qu'il a effectuées, Manche pour l'Angleterre, Méditerranée pour l'Afrique du nord, n'ont laissé qu'une trace ténue dans son œuvre. Robida n'aura utilisé ni le canoë ni l'ânesse comme Stevenson, il ne sera pas monté dans le ballon de Nadar, ni dans le voilier de Maupassant, il aura marché, comme Flaubert, quoique beaucoup plus, muni de son crayon et de ses carnets.

Jean-Claude Viche

Liste d'ouvrages sur les vieilles villes

Robida auteur - illustrateur

1878 - Les Vieilles Villes d'Italie, Paris, Maurice Dreyfous

1879 - Les Vieilles Villes de Suisse, Paris, Maurice Dreyfous

1880 - Les Vieilles Villes d'Espagne, Paris, Maurice Dreyfous

1890 - La Vieille France, Normandie, Paris, Librairie Illustrée

1891 - La Vieille France, Bretagne, Paris, Librairie Illustrée

1891 - La Vieille France, Touraine, Paris, Librairie Illustrée

1893 - La Vieille France, Provence, Paris, Librairie Illustrée

1908 - Les Vieilles Villes des Flandres, Paris, Dorbon

1910 - Les Vieilles Villes du Rhin, Paris, Dorbon

1910 - Rothenburg : Une Ville du passé, Paris, Richardin

1914 - Les Villes martyres, Paris, Baudelot

1915 - Belles villes gauloises entre Rhin et Moselle, Paris, Baudelot

1916 - Villes de gloire et de souffrance, Paris, Baudelot

1917 - Carcassonne, Paris, Baudelot

1917 - Les Cathédrales de France, Paris, Baudelot

1920 - Reims, Paris, Baudelot

1924 - À travers la France monumentale, Paris, Baudelot

Robida illustrateur

1883 - Autour de la Bulgarie, Jean Erdic, Paris, Renouard

1928 - À travers la Bretagne, Eudel, Paris, Olendorff

Les guides touristiques

1914 - Les Châteaux de la Loire, chemins de fer d’Orléans, Paris, Baudelot

1921 - Au fil des Pyrénées, carnet de route d’Auto-Car, Georges Rozet, Paris, Baudelot

1922 - Guide du touriste à Montferrand, Victor Fayré, Durand éditeur

Les affiches

Bar-le-Duc, Carcassonne, Provins, Vernet-les-Bains, le Vésinet, Plages normandes et bretonnes, Contrexéville, Saumur, Fontarabie.

Robida, voyageur très extraordinaire

Dans les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq parties du monde et dans tous les pays connus et même inconnus de M. Jules Verne, son premier roman écrit et abondamment illustré ( 503 illustrations dont cinquante pleine page ), Robida lance son héros, Saturnin Farandoul, sur les traces des héros...

Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq parties du monde..., Paris, Librairie Illustrée - Librairie M. Dreyfous, premier plat de couverture générale.

quelque peu pervertis des Voyages extraordinaires de Jules Verne. Élevé dans une île d'Océanie par des singes, Saturnin effectue, au long des huit cents pages de cet ouvrage, un authentique voyage extraordinaire. Le voici remontant le Nil à bord d'un radeau mu par hippopotame, emporté par la brise des hauts plateaux chinois sur des brouettes à voile, dérivant sur un banc de harengs au large du pôle nord. Ne sont oubliés, ni Vingt mille lieues sous les mers, avec la cour amoureuse au fond de la mer et l'armée des scaphandriers, ni L'Ile mystérieuse, avec cet Horatius Bixby, qui, à l'aide d'un canif et de ses trois derniers cheveux, arrive à créer « une espèce d'usine métallurgique par des prodiges d'industrie que seule la science peut expliquer », ni enfin, Le Tour du Monde en 80 jours, avec Philéas Fogg lancé dans un nouveau mais interminable périple et Passe Partout se tourmentant pour ses fameux becs de gaz qui brûlent depuis plus de trois ans. Mais ces voyages très extraordinaires ne sont pas un simple pastiche de l'œuvre vernienne : incroyablement plus libres, plus désordonnés, plus cocasses, plus haletants, mais surtout parce qu'il y a le coup de crayon fantastique de Robida, en parfaite symbiose avec le texte. Ce roman a été, à son tour, source d'inspiration pour Jules Verne : les voraces autruches croqueuses de diamants préfigurent L'étoile du Sud, et les « quadrumanes » voulant bouter les Anglais hors d'Australie se retrouvent dans Gil Braltar, tentant de faire de même sur le fameux rocher. Rééditions et transpositions en bande dessinée se sont multipliées en Italie. Ambrosio Film, à Turin, a même produit, en 1913, un long métrage Les Aventures très extraordinaires de Saturnin Farandoul, dirigé et interprété par Marcel Fabre.

Jean-claude Viche

Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq parties du monde..., Paris, Librairie Illustrée - Librairie M. Dreyfous, 1879, planche en regard de la p. 280.