Albert Robida, maître de l'anticipation

Du Vingtième Siècle (1883) ou les miracles de la science bienfaisante à La Vie électrique (1892) ou les malheurs de l’apprenti sorcier

« Robida a su le premier montrer un avenir où toutes les innovations techniques, aussi folles aient-elles pu apparaître à ses contemporains, sont parfaitement intégrées, et utilisées par tout le monde, naturelles en un mot, bref, une civilisation future. Sans avoir les connaissances et les aides scientifiques de Verne, en se fiant à sa fantaisie et à son intuition, il est le seul de tous les anticipateurs du 19e siècle et du début du 20e à avoir présenté par avance un tableau de notre présent qui ne soit pas trop éloigné de la réalité que nous vivons aujourd'hui... »

Pierre Versins. Encyclopédie de l'utopie des voyages extraordinaires et de la science fiction. Lausanne, l'Âge d'homme, 1972, article « Albert Robida ».


Robida écrit son triptyque (Le Vingtième Siècle, La Guerre au vingtième siècle, La Vie électrique) au cours de la décennie 1880/1890, c'est à dire dans un contexte fortement marqué d' « électromania », précédé d'une production intense de vulgarisation scientifique et technique dont Louis Figuier fut l'une des figures de proue. Il publiera d'ailleurs dans sa revue La Science Illustrée : La Vie électrique (à partir de novembre 1891) et Le Vingtième Siècle.

Multiplication des ouvrages, profusion des revues, mais aussi expositions universelles ou industrielles comme celle de 1881 qui inaugurait l'ère de l'électricité et remettait en question le règne du charbon et de la vapeur, marquèrent profondément la période. Robida fut l'exact contemporain de ces rendez-vous de l'innovation que les grandes métropoles accueillirent à l'orée du vingtième siècle. Elles furent, par excellence, ces lieux de l'utopie et de la projection dans un monde que, nécessairement, la technique devait rendre meilleur. Dans ces espaces symptomatiques d'une transformation de la société en société de consommation de masse, l'abondance électrique se fit ostentatoire et signe du plaisir. Le ludique et le grandiose y furent des points de passage obligé dans un processus d'acculturation dont on percevait encore mal l'exacte ampleur. L'électricité permettait l'effacement de la distinction entre le jour et la nuit. Elle rompait avec le rythme traditionnel du temps du travail et celui du sommeil. Jeux électriques, devantures des grands magasins, palaces d'une consommation naissante, d'où débordaient les flots de lumière projetés jusque dans les rues qui prenaient de nouvelles couleurs, semblaient promettre une vie nouvelle. Multiple, insaisissable comme le monde des rêves, l'électricité, comme jamais, élargissait le champ des possibles. Avec les armes qui sont siennes, celles du dessin et de l'écriture, Robida se fit le peintre des mutations en cours. Mais au lieu de « reproduire » le catalogue des expositions (et tout en s'appuyant sur eux), il exacerbait les inventions, leur donnait des prolongements et poussait l'innovation dans des limites qui purent paraître alors de l'ordre de l'absurde. De fait, Robida semble exercer une tension sur ce qui est à l'œuvre dans les allées de l'Exposition. Or, pourtant ses / ces machines qu'il ne décrit pas ou presque (contrairement aux machines ou machineries d'un Raymond Roussel qui jouent sur elles-mêmes dans un monde dématérialisé) sont inscrites dans une société, projection des mutations sociales qui sous ses yeux se jouent : rôle de l'éducation, information de masse, mouvements féministes en germe, etc.

«Les femmes avocates», Le Vingtième Siècle, Paris, Georges Decaux, 1883, planche en regard de la p. 104

Robida se fait sociologue, portant un regard aigu sur son temps, mais un temps déguisé, grimé, dont le fard prend les formes d'un futur que l'on imagine improbable. Cosmétique qui lui permet alors de laisser libre cours à une imagination que vient nuancer cependant le trait de plume. Tout en jouant sur l'extrême du possible, il opère une mise au loin de ce qu'il découvre pour mieux, peut-être, s'en protéger... Dans la civilisation future, authenticité et aventure auront disparu. Les paysages seront uniformes. Tout sera normalisé. La société électrique sera résolument triste au point que l'auteur de La Vie électrique imagine la création d'une « réserve ». Toute technique y sera bannie. Elle sera située en Bretagne et, de temps en temps, il sera possible d'y vivre, d'y revivre. C'est là que les héros du roman iront se réfugier.

« Parc national - L’arrivée des énervés », La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée,[1892], planche en regard de la p. 226

En effet, la Tournade, l'accident électrique, a déréglé les instruments de télécommunications les plus sophistiqués. L'accident a ainsi mis en contact les deux héros du roman. Rien ne les destinait à se rencontrer. L'accident électrique favorisera leur mariage et leur départ de la ville.

Patrice Carré

La ville et les moyens de transport du futur

Dans ses ouvrages Robida, auteur et dessinateur, opère un déplacement des techniques qui, sous ses yeux et sous les yeux de ses contemporains, peu à peu, prennent place dans le quotidien et que les expositions vulgarisent. En effet, c'est sur elles qu'il prend appui pour exacerber un réel (à venir) dont il ne fait qu'esquisser les contours encore flous. Il se livre à une mise en scène qui est à la fois mise en texte et mise en image. Une lecture de Robida qui ne s'appuierait que sur le texte serait incomplète. Son récit ne fonctionne qu'en étroite liaison avec un dessin, partie intégrante de la trame narrative. Tout dans le récit de Robida procède d'une interaction entre texte et image, qu'il s'agisse de transports, trains, tubes ou aéronefs qui proposent une nouvelle géographie du territoire (le tube, sorte de chemin de fer où électricité et air comprimé jouent le rôle d'énergie moteur) mais aussi nouvelle saisie de la ville.

« La sortie de l’Opéra en l’an 2000 », aquarelle, collection du Musée Antoine Vivenel, crédit photo Christian Schryve.

Ainsi, contrairement aux vulgarisateurs auxquels, sans doute, il emprunte maintes idées, Robida ne raconte pas la technique. Il ne donne pas, ou presque pas, de détails techniques permettant de comprendre comment fonctionne tel ou tel appareil (et pour qui a parcouru, ne serait-ce que rapidement, les ouvrages de vulgarisation, il est évident qu'un souci de précision guide des auteurs qui, avec une minutie digne de l'entomologiste, décrivent les moindres rouages de l'appareil pour en expliquer son fonctionnement ), il en fait un dessin. Il s'autorise ainsi l'économie d'un récit technique dont on le sent, par ailleurs, fort lointain...

«Un quartier embrouillé », La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée,[1892] hors texte vis à vis de la p. 128

Le dessin ne se contente pas de redoubler le texte, il en est, dans les marges, un élément constitutif. Or, si la trame romanesque reste relativement faible — et là, pourrait-on dire, n'est point le propos de Robida — et si le récit de la technique est renvoyé aux dessins, Robida concentre son attention sur l'usage. Contrairement, encore une fois, aux auteurs de vulgarisation scientifique et technique qui n'accordent aux usages qu'une place relativement limitée, Robida ne se fait pas le chroniqueur du « Progrès » technique. Il ne s'efface pas derrière le discours savant de l'ingénieur. Il se place du côté de ce que nous appellerions le consommateur. Si des techniques en elles-mêmes il ne dit que peu de choses, en revanche sur leurs usages, sur leur pénétration dans le social, sur leur réception, il nous dit beaucoup, involontaire sociologue, sans doute...

Patrice Carré

« Les tubes — Gare du Tube du sud à Paris », Le Vingtième Siècle, Paris, Decaux, 1883, planche en regard de la p. 176

 

Une société de communication

Le téléphone, instrument universel

L'une des innovations techniques qui à l'orée des années 1880 semble avoir profondément excité la curiosité du public est le téléphone. Robida n'y échappe pas. Il en fait dans les sociétés à venir un mode de communication totalement banalisé. Ici Robida rejoint l'une des intuitions de Graham Bell.

En 1878 (c'est à dire deux ans après avoir déposé son brevet), Bell se rendit en Angleterre. Dans un texte qu'il rédigea à l'occasion d'une réunion, se trouvait l'ébauche de la mise en place d'un réseau universel : « La nature simple et économique du téléphone rend possible la mise en relation de chaque domicile, bureau ou usine avec un bureau central, de façon à lui donner le bénéfice de communications directes avec ses voisins pour un prix n'excédant pas celui du gaz ou de l'eau... D'une manière semblable (à celle du gaz ou de l'eau), on peut concevoir que les câbles des fils téléphoniques pourront être posés, souterrainement ou suspendus en l'air, communiquant par des fils de branchement avec des domiciles privés , maisons de campagne, magasins, usines, les réunissant ainsi par des fils principaux au bureau central Un tel plan, impraticable pour le moment, doit, j'en ai la ferme conviction, résulter de l'introduction du téléphone dans le public. Je crois même que, dans l'avenir, les fils réuniront les bureaux centraux d'une ville à l'autre et qu'un homme pourra converser d'un bout du pays à l'autre. Je comprends que de telles idées puissent vous paraître utopiques et hors du sujet, puisque l'objet de votre réunion est le présent, et non l'avenir.»

Dans le monde réel de Bell comme dans le monde imaginaire de Robida, qu'il s'agisse de l'espace domestique ou de l'espace public, ses usages seront permanents et multiples. Le téléphone est partout. Non seulement il permet une communication universelle mais inaugure également un nouveau paysage sonore, une nouvelle modernité : « des milliers de timbres et de sonneries venant du ciel, des maisons, du sol même, se confondent en une musique vibrante que Beethoven, s'il avait pu connaître, eût appelée la grande symphonie de l'électricité... »

Mise en scène de sons nouveaux, nouveau paysage sonore mais également nouveau paysage urbain… Ainsi Robida, contemporain des premières bornes téléphoniques, ancêtres de ce qui plus tard deviendra cabines téléphoniques,

décrit-il un espace public où la technique sera omniprésente « Dans les rues, de distance en distance, se trouve une borne téléphonique dont la boîte s'ouvre au moyen d'une clef que possèdent tous les abonnés, c'est à dire la presque généralité des Parisiens... ». Or, le téléphone tel que Robida le conçoit n'est pas seulement instrument interactif. Il est utilisé également comme instrument de diffusion d'informations. Les journaux envoient leurs compte rendus par téléphone à leurs abonnés .

D'ailleurs, le téléphone « siffle » en permanence et les nouvelles sont distribuées à jet continu. Ainsi le journal L'Epoque donne quatre fois par jour des nouvelles du monde entier et si l'actualité s'en fait sentir publie des dépêches à jet continu. Si Robida donne au téléphone une dimension que nous ne lui connaissons pas, il est en cela très représentatif de la confusion qui pendant une bonne dizaine d'années a existé entre reproduction et transmission de la parole. Notre auteur se riant de la difficulté « invente » le téléphonographe « amalgame du téléphone et du phonographe » dont les usages sont multiples. A la fois interphone et téléphone mains libres puisque avec lui inutile de parler avec un « conducteur à l'oreille » (ici Robida oppose à la pratique complexe des premiers téléphones une ergonomie plus simple), mais aussi le téléphonographe permet également aux journalistes de dicter leurs articles qui, ensuite, seront diffusés aux abonnés : « voici un phonographe clicheur, vous allez lire très distinctement votre article dans l'appareil, on portera le cliché au téléphonographe qui le répétera dès que la chronique en transmission sera terminée...».

« Le théâtre chez soi par le téléphonoscope» Aquarelle originale destinée à être reproduite en héliogravure dans Le Vingtième Siècle (Hors-texte vis à vis de la p. 57)

Le téléphonoscope, stade suprême des télécommunications...

Or, au-delà du télégraphe, au-delà du téléphone et du téléphonographe, dans la société des années 1950, les consommateurs pourront bénéficier du téléphonoscope. Concession à la vraisemblance, Robida l'inscrit dans une lignée technique : « L'ancien télégraphe électrique, cette enfantine application de l'électricité, a été détrôné par le téléphone et ensuite par le téléphonoscope qui est le perfectionnement suprême du téléphone ». Dans cette évolution darwinienne de la technique, il se situe en bout de chaîne, il est désormais « cette étonnante merveille qui permet de voir et d'entendre en même temps un interlocuteur placé à mille lieues ». D'emblée, nous dit Robida, il a été accueilli avec ferveur par le grand public. L'innovation « fut accueillie avec la plus grande faveur ; l'appareil moyennant un supplément de prix fut adapté au téléphone à toutes les personnes qui en firent la demande ». Quant à l'appareil lui-même, la description que Robida nous en donne est particulièrement évasive : « l'appareil consiste en une simple plaque de cristal, encastrée dans une cloison d'appartement ou posée comme une glace au-dessus d'une cheminée quelconque »…

Patrice Carré

« Les cours par téléphonoscope», La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée, [1893],in-texte p. 25.

Les effets de la science

La phrénologie, qui prétendait pouvoir déterminer caractéristiques et capacités intellectuelles des individus, a connu son heure de gloire dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Robida s’est à plusieurs reprises joué de cette « science des crânes » en caricaturant des savants aux cerveaux proéminents. Il appuie précisément sur le développement de la boîte crânienne pour illustrer ce qui constitue selon lui une forme de dégénérescence de l’espèce humaine. Les figures ou familles de savants qu’il propose apparaissent ainsi vieillies, atrophiées, anémiées, comme si la science, vampire moderne, se nourrissait au sens propre de leur existence. Ces scientifiques rachitiques aux crânes exagérés, tout entiers absorbés par le monde théorique, on les retrouve plus tard chez Hergé. Mais difficile de dire s'il s’agit d’un souvenir, d’un emprunt ou d'un hommage.

Anna Gourdet

«La Déchéance physique des races trop affinées», La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée, [1893], planche vis à vis de la p. 152

L'alimentation au vingtième siècle

« A propos avez-vous jamais visité l’usine de la Grande Compagnie d’alimentation? C’est une des curiosités de Paris... Vous connaissez le Creusot ? Eh bien, c’est plus imposant ! Les hauts fourneaux rôtisseurs qui font rôtir 20 000 poulets en même temps, ont été admirablement montés par des ingénieurs du plus haut mérite... C’est un spectacle effrayant... Nous avons aussi deux grandes marmites de brique et fonte, contenant chacune cinquante mille litres de bouillon ! Ces deux récipients sont sous la direction spéciale d’un ingénieur mécanicien qui reçoit des appointements de ministre ! Vous comprenez l’immense responsabilité qui lui incombe. Une simple petite négligence d’une minute, quand les marmites sont en pression, et toute l’usine saute ! et les rues environnantes reçoivent un véritable déluge de bouillon brûlant... cent mille litres ! [...] pas de chef ni de cuisinière ; la nourriture est assurée par un abonnement à la Compagnie nouvelle d’alimentation et elle arrive par des tuyaux comme les eaux de la Loire, de la Seine, de la Vanne et de la Dhuys. C’est là un progrès considérable. Que d’ennuis en moins pour la maîtresse de maison ! Que de soucis évités, sans parler de l’économie très sérieuse qui en est le résultat ! »

Extrait du Vingtième Siècle, p. 82

«L’arrivée du repas chez un abonné de la compagnie », Le Vingtième Siècle, Paris, Georges Decaux, 1883, p. 83

Dérapages et catastrophes

Parmi les thèmes qui parcourent textes et dessins, ceux de la décadence et de la catastrophe paraissent essentiels. Si l'électricité a permis une nouvelle géographie du territoire (le tube : sorte de chemin de fer où électricité et air comprimé jouent le rôle d'énergie moteur), sa diffusion a également provoqué des craintes et réveillé d'anciennes angoisses. Les commentateurs voient en elle également un danger. Qu'en sera-t-il de la Cité future ? Que deviendra l'espèce quand « un simple bouton » remplacera l'activité humaine ? Ces questions, nombreux sont les contemporains qui se les posent. Robida est de ceux-ci. Mais à côté de ces dangers, il en est d'autres plus immédiatement perceptibles. La Tournade semble un bon exemple. Dans ce petit texte, il témoigne des peurs que l'électricité fait naître. Peur physique de l'électricité et de la foudre, mais aussi peurs liées au défi prométhéen lancé au maître des dieux. De l'électricité, en ces années 1880, on ne sait encore que peu de chose ; à peine discerne-t-on les modifications qu'elle est susceptible d'apporter au quotidien. Silencieusement, une nouvelle « civilisation matérielle » au sens où Braudel employait cette expression se met en place. On n'en devine pas encore les exacts contours. La modernité inquiète...

Patrice Carré

« Nos fleuves et notre atmosphère - multiplication des ferments pathogènes, des différents microbes et bacilles » La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée, [1893], hors-texte face à la p. 184

La guerre au vingtième siècle

À la différence du Capitaine Danrit auquel on le compare souvent, Robida n'était ni militaire, ni militariste. Il n'a jamais nourri l'ambition d'être un grand théoricien de la guerre du futur, mais il avoue avoir « réfléchi » à ce qu'il considère comme un dérapage inévitable de notre civilisation du vingtième siècle. Force est de constater, hélas !, que ses prémonitions, dissimulées souvent sous le manteau de l'humour et de la fantaisie se sont révélées terriblement exactes, de la première à la Seconde Guerre mondiale, au point qu'en 1916 l'écrivain Henri Béraldi le qualifiera de « caricaturiste prophète ».

« 12 juin. Dépêche télégraphique. Bataille de Coloquintos », planche extraite de l’album inédit « La Guerre au 20eme siècle - Campagne de Jujubie », collection P.A.B.

Robida a écrit et illustré trois Guerre au vingtième siècle.

Il a une vingtaine d'années lorsqu'il crée sa première Guerre au vingtième siècle. Cet album conçu comme une bande dessinée avec légendes et grandes planches aquarellées est resté largement inédit jusqu'à ce jour, à l'exception de quelques dessins publiés dans des revues en 1869 et 1870. Cette œuvre de jeunesse est certes empreinte de bouffonnerie encore potache et certains épisodes semblent sortis tout droit de La Grande Duchesse de Gérolstein. Les grandes manœuvres amphibies avec baleinières cuirassées se ressentent de l'influence de la guerre de Sécession. Mais c'est déjà une guerre totale, avec des bombardements de villes meurtriers pour les civils et des duels acharnés d'artillerie qui annoncent Verdun. Y apparaissent l'artillerie embarquée sur ballons, les commandos aéroportés par « boulets creux » et les bombes mentionnées « à la verveine » dans le texte, mais déjà notées « au chlore » dans le dessin, — annonçant ainsi l'arme chimique près de cinquante ans avant sa première apparition dans un conflit, à Ypres en 1915.

Ces concepts seront repris et développés dans son œuvre ultérieure. Ainsi, dans les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq parties du monde et dans tous les pays connus et même inconnus de M. Jules Verne (1879), les obus au chloroforme font bon ménage avec les bombes à la variole — première allusion à l'arme « miasmatique », c'est à dire biologique — et les ballons cuirassés préfigurent les aéronefs de combat.

«La guerre au vingtième Siècle», La Caricature, n° 200, 27 octobre 1883, Page de couverture

En 1883 dans le n° 200 de La Caricature, Robida publie sa deuxième Guerre au vingtième siècle, qui se veut un reportage, sous forme de communiqués concis, d'un conflit déclenché pour des motifs économiques entre deux états « jeunes », l'Australie et le Mozambique. C'est, pour lui l'occasion d'affiner et d'affirmer ses concepts stratégiques, tactiques et sociologiques sur la guerre de demain, et l'on pourrait dire, sa doctrine : la guerre est devenue scientifique, de terrifiantes armes nouvelles sont mises au point par des cohortes de savants, les pertes humaines, directes et surtout collatérales sont en forte inflation, la guerre est totale, elle s'exerce simultanément sur mer, avec les sous-marins et les nageurs de combat, sur terre et dans les airs, avec la conjonction redoutable des aéronefs de combat et des « blockhaus roulants » préfigurant le char de bataille. En 1883, près de soixante ans avant l'invasion des Ardennes belges par les colonnes blindées allemandes, ne voit-on pas les blockhaus roulants australiens envahir la Cafrerie neutre pour se faufiler ensuite par des chemins jugés impraticables et surprendre le Mozambique ? Les armes chimique et miasmatique sont largement utilisées, et la première met fin au conflit par l'asphyxie de Melbourne. Cette Guerre au vingtième siècle sera rééditée en 1916 sous le titre Un Caricaturiste prophète, la guerre telle qu’elle est prévue par Robida il y a 33 ans.

La troisième version de La Guerre au vingtième siècle est la plus connue. Elle paraît en 1887 sous forme d'un album où l'illustration l'emporte nettement sur le texte, nous montrant un héros bien français (Fabius Molinas, de Toulouse) entraîné dans des aventures militaro-picaresques, où il passe avec un sang-froid imperturbable et une efficacité redoutable d'un théâtre d'opérations à l'autre. Manifestement destiné à un public jeune — l'épisode de l'aéronef agressé par toute une collection d'animaux de la jungle et qui constitue 10 p. 100 de l'ouvrage est là pour le démontrer —, il reprend sous une forme cocasse ou humoristique les concepts de la version de 1883, auxquels s'ajoute dans la panoplie des armes nouvelles, la suggestion magnétique qui opère par médiums interposés. Mais souvent il s'agit d'humour noir, comme lorsqu'il parle de la destruction d'une ville : « Ce sont là des accidents de guerre, auxquels, depuis les dernières conquêtes de la science, tous les esprits sont habitués ».

La Guerre au Vingtième Siècle, Paris, Decaux, 1887, p. 24

Pendant les années 1880-90, l'œuvre de Robida concernant la guerre future se retrouve aussi dans des articles de La Caricature et dans La Vie électrique (1892) où de remarquables manœuvres dans la région de Chateaulin font intervenir les hélicoptères de reconnaissance et même les armes nouvelles. Et sa pièce du théâtre d'ombres jouée au célèbre cabaret du Chat noir, La Nuit des temps ou l’élixir de rajeunissement (1889), anime les aéronefs chinois qui font irruption dans le ciel européen.

La guerre russo-japonaise de 1905 couverte par un ami de Robida, le grand journaliste Pierre Giffard, est l'occasion, pour les deux compères, de publier en 1908 La Guerre infernale, trente fascicules hebdomadaires décrivant dans un tourbillon de péripéties haletantes un gigantesque conflit mondial. Robida y contribue en tant que dessinateur, fournissant, pour chaque numéro, la couverture couleur et dix-sept dessins à la plume mais aussi en tant que véritable co-auteur, car on retrouve, au fil des pages, nombre des idées énoncées dans ses précédents livres. D'abord conflit européen, qui voit les parachutistes allemands atterrir sur Central Park et une mystérieuse « Tortue noire » découplée comme une soucoupe volante semer la terreur dans le ciel, il évolue vers un conflit mondial. On retrouve finalement, aux côtés de l'Europe, l'Amérique avec son fameux savant Ericksson, « Maréchal des forces électriques », qui a bien du mal à contenir, par ses armes nouvelles l'invasion jaune. La saga s'achève par l'invasion sino-japonaise de l'Europe… Ce n'était heureusement qu'un mauvais rêve.

« Les semeurs d’épouvante », Troisième livraison de La Guerre infernale, Paris, Méricant, 1908

Mais ce cauchemar, Robida va le vivre avec la Première Guerre mondiale, qui va éprouver très durement sa famille. Trois de ses fils sont mobilisés, Henry est tué, Camille et Fred gravement blessés. Publié en 1919, L'Ingénieur Von Satanas se présente comme un virulent pamphlet anti-guerre, montrant le monde ravagé par les armes nouvelles enfantées par « la gueuse de science ». L'épuisement des « munitions » de chaque camp amène au retour aux sources, le combat à l'arme blanche. Mais ce point d'orgue de la vision de la guerre du futur de Robida sonne aussi comme une terrible prémonition de la Deuxième Guerre mondiale.

Comme l'écrit Gérard Klein, la prospective technologique et sociale de Robida, dans le domaine militaire comme dans le domaine civil ne consiste pas à extrapoler à partir du connu, mais « à partir des désirs, des attentes du public, ou des fonctions à remplir. [..] L'intelligence militaire de Robida ne repose certes pas sur son choix du plus léger que l'air mais sur l'idée que si des aéronefs sont disponibles, ils seront utilisés fonctionnellement d'une certaine manière qui nous semble pertinente un siècle plus tard ».

Cette approche originale a enfanté une œuvre dense et géniale qui étonne encore par sa modernité.

Jean-Claude Viche

Liste des ouvrages d'anticipation

1869 - « La Guerre au 20e siècle - campagne de Jujubie » Album inédit

1883 - Le Vingtième Siècle, Paris, Georges Decaux

1883 - Le Vingtième Siècle, Paris, Dentu

1883 - « La Guerre au vingtième siècle », La Caricature, n° 200, 27 octobre 1883

1887 - La Guerre au Vingtième Siècle, Paris, Georges Decaux

1889 - La Nuit des Temps ou l'élixir de rajeunissement, Pièce d'ombres pour le cabaret du Chat Noir. Livret, Imprimerie Charles Blot

[1892] - La Vie électrique, Paris, Librairie illustrée, publication dans La Science illustrée n° 209 du 28 novembre1891 au n° 244 du 30 juillet 1892

1892 - Jadis chez Aujourd'hui, Paris, Armand Colin, publié en pré-originale par Le Petit Français iIlustré du n° 63 du 10 mai 1890 au n° 68 14 juin 1890

1892 - Un Voyage de fiançailles au vingtième siècle, Paris, Louis Conquet

1895 - « La Fin des Livres » in Contes pour les bibliophiles, textes d’Octave Uzanne, Paris, Albert Quantin

1902 - L'Horloge des Siècles, Paris, Juven publié en pré-originale dans La Vie illustrée du n° 160 du 8 novembre 1901 au n° 182 du 11 avril 1902

1908 - La Guerre Infernale, texte de Pierre Giffard, Paris, Méricant

1917 - « Un Potache en 1950 » publié dans Mon Journal du n° 36 du 8 septembre 1917 au n° 51 du 22 décembre 1917

1919 - « En 1965 » publié dans Les Annales du n° 1896 du 26 octobre 1919 au n° 1908 du 18 janvier 1920

1919 - L'Ingénieur Von Satanas, Paris, Renaissance du Livre

1925 - Un Chalet dans les Airs, Paris, Armand Colin