Albert Robida, illustrateur de chefs-d'oeuvre littéraires

L'illustrateur est souvent accusé de trahir la pensée de l'écrivain. Mais, il peut aussi contribuer largement par son crayon à une meilleure connaissance de l'œuvre, voire à sa découverte. N'en connaît-on pas qui boudaient la lecture des Contes Drolatiques mis en lumière par le sieur de Balzac jusqu'au jour où ils les ont découverts éclairés par le talent de Doré ?

En choisissant d'illustrer les œuvres de Villon, de Rabelais, des poètes du Moyen Age, de Cyrano, Robida devait offrir au lecteur, avec son style si personnel, une interprétation fidèle de la pensée des auteurs, qu'il s'agisse de poésie ou de prose. Il devait aussi se confronter à l'hermétisme du langage tout en mettant en scène les personnages de ces ballades et contes du temps passé. Octave Uzanne pose ainsi le défi que Robida s'apprête à relever et à emporter brillamment : « Après Doré, un dessinateur osait s'attaquer à la décoration des textes de l'inégalable Alcofribras… Oser ainsi s'installer dans les récits de Gargantua et Pantagruel semblait, pour Robida, un morceau dur à consommer ! ... Comment s'en sortirait-il ? »

Le Rabelais de Doré tient toujours le haut du pavé quand la belle affiche de Chéret annonce en 1885 l'édition du Rabelais de Robida. La courageuse équipe, que forment Robida et son éditeur Georges Decaux, entre en lice sans complexe contre un prédécesseur de taille. Achevé en juin 1886, l'ouvrage comprend deux volumes in-quarto de presque cinq cents pages chacun. Près de six cent cinquante compositions sont reproduites par gillotage2. Parallèlement, Robida réalise pour ses admirateurs de nombreuses aquarelles originales qui sont des petits chefs-d'œuvre. Des critiques chagrins ont reproché à Robida de tourner l'œuvre classique à la charge. Il est vrai que l'artiste n'est pas encore au sommet de son art comme il le sera pour ses eaux-fortes des Poèmes et ballades du temps passé édités par Charles Meunier en 1902. Mais le point de vue d'Henri Béraldi, le célèbre bibliophile ami de Robida, semble plus pertinent : «… Robida est avant tout un imaginatif, et le piquant de ses compositions est dans l'originalité de la déformation à la fois extravagante et mesurée qu'il imprime aux personnes et aux choses. Il est de la bonne race des français joyeux, déforme toujours sans laideur et sans méchanceté».

L'œuvre de Rabelais trouve en Robida son tout premier illustrateur au crayon bien dans le style de l'auteur. C'est aussi la première édition illustrée en couleurs même si le recours intensif au camaïeu, pour éviter d'alourdir les coûts de reproduction, modère les effets. Uzanne4 ne se trompe pas quand il déclare : « Son crayon truculent paraphrase à merveille tout le biscornu du style rabelaisien ».

Quand il s'attache à l'œuvre de Villon, onze années plus tard, Robida va devoir imager le ton parlé de sa poésie mais aussi son ambiguïté. Il lui faudra surtout amplifier son pouvoir de communication. Comment son crayon saura-t-il rendre la légèreté ironique et souriante de cette poésie, si mordante et cynique mais parfois si désespérée ? Ce bel ouvrage n'est pas apprécié comme il le mériterait. Ses quatre-vingt-dix compositions au trait, ses quarante-cinq têtes de chapitres et autant de culs de lampe, sont imprimées en camaïeu bleu. Elles prennent un relief exceptionnel dans la suite sur japon coloriée au patron et réservée aux seuls 30 exemplaires de tête.

Le Villon de Robida ne craint aucune comparaison. Aucun illustrateur n'a su si complètement restituer l'agitation des rues, la vie quotidienne et populaire, les corps de métier de ce XVe siècle. Certaines illustrations sont particulièrement représentatives de ce talent : « Les regrets de la Belle Heaulmière », « Ballade des Femmes de Paris », « La requeste que Villon bailla à Monseigneur de Bourbon », « Le monologue du franc archier de Baignollet ». Mais Robida sait aussi comment décrire le désespoir et la peur du poète évoquée dans d'autres poèmes : « Cy commence le grant testament de François Villon », « Le Quatrain que fit Villon quand il fut jugé à mourir », « Ballade de l'Appel de Villon ».

En 1902, Charles Meunier édite un in-quarto d'exception : Poèmes et ballades du temps passé, en choisissant les poésies de vingt-six auteurs des XIVe au XVIIe siècle. Il confie à Robida le soin d'illustrer ce beau livre de cinquante en-têtes et autant de culs de lampe. Robida exécute cinquante eaux-fortes pour les en-têtes et Pierre Gusman grave sur bois les culs de lampe. C'est un magnifique florilège dans lequel se distinguent plus particulièrement, « À Cassandre » de Ronsard, « Du Camp d'Attigny à ma Dame » de Clément Marot, « Le Petit Lyré » de Joachim du Bellay, « Ode pour le Roi allant châtier la Rebellion des Rochellois » de Malherbe.

La préface de Jules de Marthold aux Poèmes et ballades du temps passé met en évidence les qualités de l'intervention graphique de Robida : « Mais la critique meurt et les œuvres survivent, et le jour où quelque crayon magique évoque ces dernières, comme fait aujourd'hui celui de Robida, on voit en quelques pages s'agiter tout un monde et passer une époque, ses amours et ses haines, ses idées et ses doutes, son esprit et ses actes, grâce et force, âme et cœur.Le passé prend corps et l'on respire à pleins poumons le tout-puissant génie du peuple. Est-il, je vous le demande, est-il bouquet aux fleurs plus riches, au plus réconfortant parfum? » Mais ces remarques pourraient s'appliquer tout aussi bien aux illustrations des Œuvres de Rabelais qu'à celles de Villon.

En 1910, dans une édition modeste, Maurice Bouche édite deux ouvrages de Sabinien de Cyrano Bergerac illustrés de cinquante-deux compositions au trait de Robida : L'Autre Monde ou Histoire Comique des Etats et Empires de la Lune et Histoire Comique des Etats et Empires du Soleil. Les pensées de Cyrano expliquent l'engouement de Robida pour des œuvres que Cyrano lui-même qualifiait « d'imaginations pointues dont on chatouille le temps pour le faire marcher plus vite », ainsi que le rapporte Auguste Vitu dans la préface de L'Autre Monde. À dix-neuf ans, simple cadet aux Gardes, Cyrano sévèrement blessé à deux reprises fut un soldat héroïque. Mais, faute d'avancement et lassé des services inutiles, le soldat se fit poète et redevint étudiant. Il cultiva l'astronomie, la physique, la philosophie. Convaincu par l'évidence des idées de Copernic, il fut l'un des rares à admettre que la Terre tourne autour du soleil. Plus de trente ans avant les publications de Newton, Cyrano exposa avec netteté la théorie de l'attraction planétaire comme principe du système du monde. Il conçut clairement la première idée de l'aérostation : l'emploi de globes creux gonflés d'un gaz dilatable plus léger que l'air permet à son « explorateur » de s'élever comme de redescendre. Cyrano imagina aussi le phonographe, la vision nocturne… un monde où les enfants, dès l'âge de raison, commandent aux adultes ! Et que dire du gouvernement des oiseaux dont le chef n'est pas l'aigle mais le plus faible des volatiles afin qu'il ne puisse user de sa puissance et qu'on le renverse facilement.

Beaucoup d'illustrateurs se sont affrontés aux grands auteurs du Moyen âge, comme Villon et Rabelais. Mais rares sont ceux dont les compositions font date : seuls Gustave Doré et Albert Robida ont su magistralement interpréter ces textes tantôt populaires, tantôt savants et parfois hermétiques. L'érudition de Robida, qui s'appuyait sur une abondante documentation, l'a conduit à développer, à la différence de Doré, une veine réaliste dont la reconstitution du Vieux Paris à l'Exposition Universelle de 1900 sera l'audacieux prolongement.

Claude Rebeyrat

Liste des ouvrages illustrés par Robida

1885 - Œuvres de Rabelais, Paris, Librairie Illustrée

1888 - Les Cent Nouvelles nouvelles, Paris, Librairie Illustrée

1897 - Œuvres de François Villon, Paris, L. Conquet

1898 - Chefs d'œuvre de Shakespeare, Paris, L. Boulanger

1901 - La Tour de Nesle, Gaillardet et Alexandre Dumas,Paris, société des Amis du Livre

1902 - Poèmes et Ballades du Temps passé, Paris, Charles Meunier

1905 - Contes drolatiques de Balzac, Paris, Tallandier

1906 - La bonne déesse de la pauvreté, George Sand, Paris, éditions Mariani

1910 - L'Autre Monde ou histoire comique des états et Empire de la lune S. de Cyrano Bergerac, Paris, M. Bauche

1910 - Voyage aux états du soleil, S. de Cyrano Bergerac, Paris, M. Bauche

1913 - La Belle Impéria, Honoré de Balzac, Paris, Charles Meunier

1914 - La Connestable, Honoré de Balzac, Paris, Charles Meunier