Albert Robida, historien de Paris

Robida et le patrimoine parisien

Féru d'histoire, amateur des vieilles pierres dans le sillage de Mérimée et de Viollet-Le-Duc, habitant depuis 1866 Paris ou sa banlieue, l'auteur- illustrateur des Vieilles Villes d'Italie, d'Espagne et de Suisse, de la série de La Vieille France ne pouvait que s'intéresser au riche patrimoine historique et monumental de Paris.

D'autant que le XIXe siècle avait poursuivi et même accentué les « massacres » architecturaux perpétrés au cours des trois siècles précédents, ainsi qu'en témoignait la destruction en 1842 du magnifique hôtel de la Trémouille, chef d'œuvre de l'architecture civile flamboyante, construit à la même époque que celui de Cluny. Robida ne va pas se contenter d'être un illustrateur passif face à cette situation ; aux côtés de son ami, l'architecte Charles Normand, il milite au sein de Société des Amis des Monuments parisiens. Créée en 1885 avec la bénédiction de Victor Hugo, celle-ci sera à l'origine de la création de la Commission du Vieux Paris en 1897. Cette participation se traduira, entre autres, par la fameuse couverture du n° 338 de La Caricature, qui contribuera à tuer dans l'œuf un projet « grandiose » de métro aérien couvrant Paris. Mais Robida ne va pas se contenter d'être polémiste, il va faire revivre ce passé. Entre 1895 et 1896, il va ainsi publier à la « Librairie illustrée », où Montgrédien a succédé à son ami Decaux, deux beaux cartonnages in 4°, par lui écrits et abondamment illustrés (412 pages et 275 illustrations chacun, dont vingt-cinq hors-texte) : Paris de siècle en siècle et Le Cœur de Paris, splendeurs et souvenirs.

Le projet était ambitieux, mais pour qui n'a pas hésité à se mesurer, avec brio, à Gustave Doré pour l'illustration des Œuvres de Rabelais, il n'est pas de pari impossible. Robida va d'abord faire œuvre patiente d'érudit, fréquentant les bibliothèques et se documentant à différentes sources, qu'il cite partiellement (le grand plan de Paris de Gomboust, Cocheris, Edouard Fournier, Guilhermy, Viollet-Le-Duc, Charles Normand, bien sûr, et d'autres), mais aussi allant débusquer, sur le terrain, la tourelle ou le bas-relief miraculeusement réchappé de la pioche des démolisseurs.

Son premier ouvrage débute par un court rappel des premiers âges gaulois, mérovingien et carolingien, puis il entre vraiment dans le vif du sujet avec les monuments religieux créés au Moyen âge qui, pour lui, ont structuré le Paris de l'île de la Cité et des deux rives : Notre Dame de Paris et ses « chimères » (gargouilles) romantiquement croquées, les grandes abbayes de Saint-Germain, Sainte Geneviève, Saint-Martin aux Champs, les Commanderies, la centaine d'églises, et il enchaîne avec l'Université, « La ville escholière », puis le Paris « civil », féodal, bourgeois et populaire. La Place Royale et le Marais, avec « la Carnavalette » de Madame de Sévigné sont heureusement préservées, l'Hôtel de Sens est en grand péril, et l'Hôtel de Sully est devenu le gymnase Sully, flanqué d'un Grand Établissement de Bouillon « Au Grand Sully » et de la Crèmerie d'Orléans.

« Petit porche de Saint-Etienne du Mont », L’Œuvre et L’Image, 1er février 1901, eau-forte originale placée en regard de la p. 11.

Le voici rebondissant de siècle en siècle, recréant d'un coup de crayon précis et nerveux les architectures disparues, modifiées, ou mutilées, les animant de personnages d'époque. Et les faisant revivre autour d'évènements historiques, intermèdes tragiques, pittoresques ou comiques. Le texte précède ou suit, sobre, et pittoresque, agréable à lire malgré sa densité. L'auteur saisit l'instant, de grande ou de petite histoire, pour égayer, émouvoir, passionner son lecteur. Merveilleux jongleur de l'espace et du temps, il passe d'un lieu à l'autre, d'une époque à l'autre, ménageant habilement les transitions. Le fil conducteur varie, le voici devenu thématique, Robida partant en chasse des enseignes, ou des échauguettes ou suivant Madame Scarron dans ses pérégrinations. Mais le lecteur ne se perd pas ; il y a, tout au cours du livre, des recoupements discrets qui ne dégénèrent jamais en redites. Et puis, il y a les coups de griffes que Robida décoche aux massacreurs aveugles du passé car l'ère des tourmentes a succédé à ce Moyen âge, si riche : d'abord le XVIe siècle, qui initie la première de ces « révolutions de goût (qui) ne sont pas moins dangereuses pour les églises de Paris que les révolutions politiques. Les révolutions politiques abattent, les révolutions de goût mutilent, charcutent » Ainsi disparaissent, à une exception près, tous les jubés et nombre de façades gothiques. Lui succède « le souffle desséchant d'incrédulité qui avait passé même par les ogives des cloîtres, en ce siècle (XVIIIe) d'abbés musqués et de philosophes athées,[…] le grand courant de coquetteries pompadour apportant dans les sévères sanctuaires le style efféminé des boudoirs » et « tout à coup éclatait la grande tourmente » révolutionnaire. Mais le XIXe n'est pas en reste, qui a élevé en sacro-saint principe « l'implacable tracé rectiligne, qui ne se serait pas dérangé pour Notre-Dame ou la Sainte-Chapelle, s'il avait heurté ces bâtiments ».

Le deuxième volume, Le Cœur de Paris, est d'abord une histoire de l'île de la cité, qui se cristallise autour de deux monuments : Le Palais et Notre-Dame. Le Palais, d'abord siège royal, ensuite siège du Parlement de Paris, « devenu le Louvre de la justice, enchevêtrement confus de bâtiments de toutes les époques, auquel tous les âges ont travaillé, démolissant ici, reconstruisant là », dont les beautés principales sont « les débris subsistant du superbe palais gothique élevé par Saint Louis et Philippe Le Bel…». Voici donc ce palais, inauguré en grande pompe en 1313, avec sa Grande Salle «partagée par une rangée d'énormes piliers en deux nefs dont les voûtes entièrement lambrissées, semblables à deux carènes de navire renversées et accouplées couvraient un immense espace de 70 m sur 27, 50 m.», et sa Table de Marbre qui voyait chaque année la représentation, par la Basoche, de son «plaidoyer de la cause grasse », sa cour intérieure bordée de la Sainte-Chapelle et la Cour des Comptes de Louis XII. Robida utilise ce cadre somptueux, mais qui, hélas, sera profondément défiguré au travers des terribles incendies qu'il aura à subir jusqu'à celui de 1871, pour camper une passionnante chronique de l'histoire de France, s'attardant sur les péripéties parisiennes complexes de la Guerre de cent ans, des guerres de Religion ou de la Fronde. Enchaînant avec « Les Grands jours de Notre-Dame », Robida déroule à nouveau une chronique allant du Moyen Age à la fin XIXe, vue à travers le prisme — ou plutôt les vitraux — de la cathédrale. Il retrouve la petite histoire, enluminée de dessins incisifs, dans l'histoire des îles de Saint-Louis et de Louviers et surtout celle des Ponts de Paris. Il décrit, enfin, les petites rues de la cité, ou plutôt ce qu'il en reste, l'essentiel a été englouti par « l' immense et funèbre carré de bâtiments du nouvel Hôtel-Dieu inauguré en 1877 ». Et de conclure, sans appel « Voilà que l'on a posé devant les splendeurs de Notre Dame, sur ce magnifique emplacement de la Cité, centre du Paris historique, un gigantesque hôpital ayant de faux airs d'usine ou d'Entrepôt général des miasmes et des microbes » .

« Les charrettes des condamnés sur le pont au Change 1793 » , dessin pour un hors-texte reproduit p. 320 dans Le Cœur de Paris,Paris, Librairie Illustrée, 1896.

Ce défenseur opiniâtre de l'architecture du passé, partisan des trouées quand elles amènent l'air pur, et d'une sélection intelligente des bâtiments à conserver, conclut cependant par une note d'optimisme : « le grand Paris continue à dévorer ce qui était naguère entre cultures et villégiatures champêtres ; […] il n'y a pas bien loin, on peut le dire, du dernier lièvre abattu, des derniers choux poussés, aux vraiment superbes architectures qui s'élèvent tous les jours pour rattacher le Paris moderne au Paris des grandes époques ».

Regrettons seulement — en reprenant pour ces deux ouvrages l'avis exprimé par Octave Uzanne à propos des Œuvres de Rabelais (1885-86) illustrées par Robida —, qu'à côté de cette édition destinée au grand public, les deux ouvrages n'aient pas fait l'objet « d'une édition de grand luxe, offrant à Robida le déploiement de toutes ses facultés et techniques : eaux fortes, lithographies, héliogravures en creux, coloris au patron, toute la lyre de l'imagerie livresque ». Les belles reliures d'Engel ne suffisent pas à faire oublier l’écart de qualité entre les dessins imprimés dans le livre et les dessins originaux.

Jean-Claude Viche

Dessin aquarellé repris pour « La pointe du rempart de Charles V. - La tour Billy, l’île Louvier et l’île Notre-Dame », Le Cœur de Paris, p. 11

Robida, témoin du siège de Paris et de la Commune

Domicilé depuis son arrivée dans la capitale en 1866 dans le quartier de Belleville, Albert Robida fut témoin du Siège et de la Commune de Paris. Enrôlé dans la Garde nationale au sein du 74e bataillon, il essaiera de se soustraire à cette obligation afin de poursuivre son activité de dessinateur de presse. Contrairement à d'autres caricaturistes comme Daumier qui, dans ses lithographies pour Le Charivari, condamne les décisions du pouvoir et exalte l'esprit de résistance des Parisiens, Robida ne s'engage pas dans la satire politique ; il ne se tourne pas pour autant vers la caricature de mœurs à l’humour parfois déplacé telle que la pratique Cham mais choisit de rendre compte par l'image de la vie quotidienne dans la capitale assiégée, puis déchirée par la Commune, à travers une série «d’instantanés».

Album du Siège et de la Commune, croquis n° 109, non légendé, autoportrait supposé d’Albert Robida dans sa tenue de la Garde nationale.

Entre août 1870 et mai 1871, le jeune dessinateur fixe sur le papier les événements auxquels il assiste à raison de trois ou quatre croquis par semaine. Les 177 esquisses conservées, non signées, mais presque toujours légendées et datées, tracées sur des papiers de couleurs et de dimensions variées, n'étaient à l’origine pas destinées à la publication. Réunies ultérieurement par Robida dans un album, ces feuilles éparses finirent par constituer un ensemble graphique que complète une chronique rédigée à part dans un carnet. Malgré la relation de complémentarité évidente entretenue par les deux modes d'expression, texte et image n’ont pas été conçus pour être présentés vis-à-vis l’un de l’autre. L'édition en fac-similé de l'album réalisée en 1971 respecte d’ailleurs cette dissociation, réservant un volume au récit quotidien et l’autre aux croquis.

Les journaux illustrés pour lesquels Robida travaillait régulièrement ayant suspendu leur parution pendant l'hiver 18705, celui-ci est alors, de sa propre initiative, présent sur le terrain où il poursuit son activité de caricaturiste en l'adaptant aux circonstances dramatiques, toujours à l’affût des dernières nouvelles6. Et si l'on déplore aujourd'hui l'absence de dessins de sa main pour certaines des dates clefs retenues par l'histoire (sans compter la lacune du 8 février au 2 mars 1871, période pendant laquelle il séjourna à Compiègne dans sa famille), il faut comprendre que pour le jeune dessinateur «la part du hasard» présida souvent au choix des sujets. Sans être celui d'un véritable reporter de guerre, le témoignage de Robida, alliant portraits de civils et de soldats, paysages urbains et représentations des lignes de défense, apporte une vision globale et sensible des événements de « l'année terrible ».

« Souscription pour les canons, en face l’Ambigu », Album du Siège et de la Commune, croquis n° 53.

De quelques traits de crayon nerveux, souvent repassés à la plume, il représente des rassemblements de population : réunions politiques, gardes en exercice ou au repos, ménagères faisant la queue devant les magasins, convois de blessés ou encore, comme sur le croquis n° 53 exécuté à la fin d'octobre 1870, groupe de badauds rassemblés devant une tente installée face à l'Ambigu. Si le théâtre sert de point de repère géographique pour Robida, il n’en est pas moins fermé, comme tous les théâtres de la capitale depuis le 9 septembre. Hormis le spectacle de la rue et les représentations exceptionnelles au profit des blessés8, les Parisiens ont renoncé aux divertissements à l'heure où s’ouvre, après un mois de siège, une « souscription pour les canons». Robida relève également les bouleversements du paysage urbain, du plus infime détail au changement le plus désastreux : installation de campements de fortune dans les rues, construction de barricades, maisons effondrées et bâtiments en ruine.

Attentif aux événements qui troublent le quotidien des habitants, Robida s'informe aussi des actions menées autour de Paris. Muni de laissez-passer, que sa fonction éphémère de secrétaire de la Commission du XXe arrondissement lui permet d'obtenir aisément, il va au-delà des fortifications pour observer de près les zones de combats en banlieue qu’il appelle «le décor fantastique de la guerre », ce que confirment les légendes des croquis : «n° 82 - viaduc de Nogent, côté prussien », « n° 87 - En avant de Villejuif. Hautes-Bruyères ». Il rapporte de ces escapades risquées des dessins au graphisme précis et acéré qui, une fois gravés, paraissent dans l'hebdomadaire Le Monde illustré à partir d'avril 1871. La formule « d'après nature par A. Robida » inscrite dans la légende des vignettes souligne la présence du dessinateur sur le terrain, mais la gravure sur bois — contrainte technique qui fige le trait et demande un délai de réalisation important — fait malheureusement perdre au document son statut de croquis pris sur le vif. Pourtant le dessinateur de presse joue à ce moment un rôle important dans la diffusion des informations par l'image, car la photographie, non reproductible dans les journaux, n'oppose encore qu'une concurrence limitée à l'image manuelle, surtout lorsqu’il s’agit de saisir le mouvement des personnages. Dans La Chronique illustrée, où sont également diffusés les dessins de Robida, les légendes soulignent, cette fois, le risque encouru par le dessinateur qui livre en janvier 1871 une série de « dessin[s] pris sous le feu de l'ennemi ».

« 18 novembre. Construction de barricades. Nogent », Album du Siège et de la Commune, croquis n° 75.

Ces quelques publications apportèrent sans doute un complément financier appréciable après la suppression en mars 1871 de la solde de la Garde nationale que percevait Robida. Pendant tout l’hiver, le cours des denrées fut une préoccupation quotidienne : « la question de la nourriture est grave ! On a 40 grammes de viande par personne et par jour […] quant aux légumes, absence à peu près complète, les pommes de terre valent 13 francs le demi-boisseau ! » note-il le 23 décembre 1870 et précise ultérieurement : « J'ai redoublé quelquefois pour la soupe, me livrant à des dépenses folles, et pourtant j'avais déjà déjeuné à la maison». Dans sa vision personnelle et spontanée des événements, Robida ne s’apitoie jamais sur son sort, pas plus que sur celui des soldats, des mobiles ou des communards. On apprend de son propre aveu «je connais du monde dans la Commune. J’avais des amis, Vermesh, Pilotell, personnages importants, sans compter Vallès » mais il ne s’engage pas plus dans ce camp que dans l’autre : toujours il restera en retrait, dans la posture du caricaturiste qui observe et dessine. Comme le prouve le soin qu’il a apporté à la conservation de ses archives relatives à l'hiver 1870-1871, l'auteur-illustrateur ne cherchera pas à enfouir les souvenirs de cette période mouvementée. Au contraire, ses notes tant dessinées que rédigées apparaissent comme le ferment d'une partie de son œuvre. L'intérêt pour le rapport du texte et de l'image, le souci de sauvegarde des monuments, les évocations fréquentes du rôle de la femme dans la société et la condamnation constante de la guerre sont des leitmotive présents dans ses créations pour la presse satirique comme pour la librairie illustrée, au point d'y trouver parfois, à plus d'une dizaine d'années d'écart, des compositions identiques à celles des croquis de 1870.

Sandrine Doré

 

Le « Vieux Paris » à l'Exposition universelle de 1900

« Mon rêve commença à se réaliser lors de mon Vieux Paris. J'étais venu à Paris avec trois projets : peindre des paysages avec des maisons, des bâtisses, dessiner et, si possible, écrire… Me voici donc à même d'exécuter des constructions pittoresques !.. Je suis donc maintenant complètement heureux. » C’est en ces termes que Robida se confie en 1900 à Émile Bayard. Et celui-ci de poursuivre : « L'artiste fut là dans son élément ; son imagination satisfaite et sa force d'art sortirent grandies de cette manifestation puissante. Robida architecte offre un intérêt curieux, surtout en ces sortes de reconstitutions moyenâgeuses, exemptes de froideur, si éloignées du tire-ligne, du compas et de la règle, ces rigoureux auxiliaires. La documentation du dessinateur s'affirma sûre, et son érudition absolue ; l'artiste puisa dans cet essor son apothéose. »

«Le Maître-Imagier Albert Robida, créateur du Vieux-Paris », dessin d’Albert René en couverture de L’Exposition comique, n° 4 du 5 mai 1900

Oublions l'emphase pour retenir l'essentiel : la création du « Vieux Paris » par Robida à l'Exposition universelle de 1900 à Paris fut un véritable tour de force. L'idée en apparaît pour la première fois sous la plume de Robida dans l'article qu'il consacre dans Le Monde Moderne de janvier 1896 à « son petit projet sans prétention aucune » qu'il « risque » pour l'Exposition de 1900, concept global dont le Vieux Paris ne constitue qu'un des sites. Mais il est probable que Robida, qui venait de consacrer deux importants ouvrages à l'histoire architecturale de Paris, qui était un ami de Jules Adeline, créateur du « Vieux Rouen » à l'Exposition nationale et coloniale de Rouen en 1896, y avait réfléchi depuis longtemps. Dans ce « premier » Vieux Paris, imaginé au débouché, sur la rive droite, du futur pont Alexandre III, des ruelles moyenâgeuses « s'embrouillent » autour de deux monuments parisiens disparus, l'Hôtel de la Trémouille et le Grand Châtelet. Le concept a dû plaire : il était dans l'air du temps, les récentes Expositions universelles avaient présenté, chacune, leur vieux quartier, depuis La Vieille Bastille réalisée par Colibert, élève de Viollet Le Duc, à Paris en 1889, Anvers en 1894 ou Berlin en 1896. Restait à trouver une implantation pour ce projet, parmi tous ceux qui se bousculaient sur les deux rives de la Seine, le débouché du Pont Alexandre III était déjà occupé. Le Quai de Billy, que la plupart des projets primés du concours de 1894 avaient ignoré, présentait, aux yeux du Commissairiat Général de l'Exposition l'avantage de compléter harmonieusement le périmètre de l'Exposition sur la rive droite de la Seine, en direction du Trocadéro.

« Le Vieux Paris », dessin paru dans Le Monde moderne, Paris, Quantin, janvier 1896. Ce premier projet n’a pas été réalisé.

Restait surtout la question du financement. C'est ici qu'intervient, un chroniqueur du Figaro, auteur, spécialiste de Rabelais et de l'ancienne Foire Saint-Laurent, Arthur Heulhard. Robida et lui se connaissaient sans doute de longue date, puisque Robida avait, en 1888, illustré un ouvrage d'Heulhard. Or celui-ci vient proposer le projet d'une exposition financière allant de l'extraction du minerai à l'émission des billets, et en reconstituant le Pont au Change. Ce projet trop ambitieux, n'est pas retenu, mais la presse en a beaucoup parlé. De la concertation entre les deux hommes, de leur confrontation avec les contraintes économiques et avec celles imposées par l'Administration de l'Exposition va naître le projet définitif, qui se conclut au début de janvier 1898 : « Le Vieux Paris » sera une « attraction » privée, autofinancée, située dans l'enceinte de l'Exposition universelle. Le visiteur aura à acquitter, suivant les jours et les heures, un droit d'entrée de 50 centimes à 2 francs. Arthur Heulhard en sera le promoteur apportant les fonds via une Société du Vieux Paris. Il gèrera tandis que Robida fera… tout le reste : conception architecturale d'ensemble et de détail, conception décorative des mobiliers, costumes et accessoires, maîtrise d'œuvre du chantier sans oublier la promotion commerciale à travers de nombreux articles de presse illustrés et des produits dérivés.

Vue générale du Vieux-Paris, dessin de Robida reproduit sur les p.s 64 et 65 de l’Exposition de Paris 1900 - Encyclopédie du Siècle

Ce « Vieux Paris » est une prouesse architecturale. La superficie allouée entre le Pont de l'Alma et la passerelle de Billy se réduit à une étroite langue de 30 m sur 250 m, dont les deux tiers doivent être gagnés sur la Seine. Une plateforme est érigée sur un millier de pilotis, elle défiera le choc des glaçons charriés par le fleuve lors de l'hiver 1898-99 ; afin d’accueillir en toute sécurité un public nombreux et de faciliter sa circulation sur un ou deux niveaux, tous les bâtiments sont construits en dur, avec des charpentes et pans de bois hourdés de plâtre ou de carton-pierre, — ce qui constitue une totale novation par rapport aux expositions antérieures, où seuls quelques intérieurs de plain pied étaient praticables. Les teintes des façades en sont variées grâce à l'usage des oxydes et près de deux ans d'existence leur donneront la patine du temps ; elles sont décorées de sculptures, de médaillons et d'« ymaiges gothiques », où va se distinguer la fille d’Albert Robida, Émilie. C'est une reconstitution des monuments disparus de Paris de différentes époques : froide archéologie, non. « Il fallait être vivant avant tout, faire un choix et prendre ça et là les morceaux les plus curieux des édifices disparus, des logis fameux pour leur intérêt particulier ou pour quelque raison disparue et les amalgamer en un ensemble assez pittoresque à l'œil, assez exubérant de vie et de mouvement pour rendre vraiment les aspects curieux et caractéristiques de la vie d'autrefois ». Robida a dû sacrifier aux exigences administratives et financières, devant, entre autres, renoncer à la reconstitution de l'admirable Chambre des Comptes Renaissance au profit des Vieilles Halles du XVIIIe, beaucoup plus rustiques. Mais cet alignement de bâtiments d'époque différente a l'élégance des dessins de l'artiste.

Vue du Vieux Paris depuis la rive opposée de la Seine, photographie

Entré par la porte Saint- Michel, voici le visiteur en plein quartier moyenâgeux, suivant les ruelles des Vieilles Écoles ou celle des Remparts, surplombé par les quarante mètres de la Tour du Louvre, débouchant derrière L'Église Saint-Julien des Ménétriers. Avec les Vieilles Halles, il pénètre dans le XVIIIe siècle, auquel « succède » l'époque Renaissance avec le Grand Chatelet, le Pont aux Changes, l'escalier de la Sainte- Chapelle et les toits en poivrière de la Tourelle de l'Archevêché. C'est une petite ville hors du temps présent, avec ses gardes, ses musiciens, ses « chanteurs de rue, jongleurs et ménestrels, un géant tout armé sorti des œuvres de Rabelais, et, en haut de la tour du Louvre un carillonneur, le fameux Mérowak », dont Robida a conçu tous les costumes. Mais ce n'est pas qu'une ville-musée, on y compte une soixantaine de boutiques : la maison natale de Molière, dite « Pavillon des Singes » est une apothicairerie ; celle de Nicolas Flamel , à l'enseigne des « Trois Ecritoires » est une librairie, on y trouve les séries des cartes postales des monuments et personnages du Vieux Paris finement aquarellées par Robida ainsi que leurs timbres ! ; « Au Grand Coq », dite Maison de Théophraste Renaudot, on se dispute La Gazette de Paris, dont les quatorze numéros vont paraître, « tous les quinze jours », rédigés par « une Société d'écrivains des Annales Politiques et littéraires », et La Nef de Lutèce, tous deux sont calligraphiés et enluminés par Albert et Fred Robida, son fils ; « A l'Esventail des Graces » présente un choix d'éventails, dont six sont également des créations originales de Robida.

Esquisse à l’aquarelle pour un figurant costumé

Ces boutiques ont été pour la plupart créées par des commerces parisiens connus. Mais il y a aussi les tavernes dont Robida a dessiné les pots et les chopes, les trois restaurants exploités par la Compagnie des Grands Hôtels : Restaurant du Pré au Clerc (chic), Le Cabaret des Halles et l'Auberge des Nations (familial) situé dans le bâtiment des Vieilles Halles sous le Grand Théâtre. Celui-ci, dont Arthur Heulhard, musicologue et spécialiste du théâtre s'est réservé l'exploitation, voit se suivre ou alterner les Concerts Colonne, « l'Heure de Coquelin » (comédies), les curiosités du « Théâtre étranger » et la « Revue » de P.L. Flers. Le Théâtre littéraire de la Bodinière présente deux représentations par jour dans la Grande Salle du Palais, « jouant sur la table de marbre comme leurs ancêtres du quinzième siècle ». Les Chanteurs de Saint-Gervais se produisent à l'église Saint-Julien des Ménétriers, et la fameuse chanteuse Eugénie Buffet a son cabaret « À la Pomme de Pin », elle y chante jusqu'à cent cinquante chansons par jour, au point d'en tomber malade.

«La Maison de Théophraste Renaudot», dessin aquarellé original qui a été diffusé sous forme de carte postale.

Robida assisté d'une équipe d'architectes dirigés par Léon Benouville, va mener à bien ce projet ambitieux et difficile de main de « maistre », jusqu'à sa parfaite réussite. Le 7 mai 1900, soit une semaine avant l'inauguration officielle, Heulhard et lui y accueillent le Président Émile Loubet, dans le cadre d'une fête inaugurale donnée au profit de la Société des Gens de lettres et des Caisses de secours des journalistes... D'avril à novembre 1900, les visiteurs affluent : « Ce Vieux Paris est vraiment gai ; Quel malheur de ne pas y aller en bande joyeuse, car on peut tout à son aise et bruyamment sans craindre de rencontrer le blâme dans les yeux de ses voisins » peut-on ainsi lire sur une carte postale du Vieux Paris ; de son côté, Arthur Heulhard aurait « constaté publiquement, qu'il avait, dans l'affaire perdu, sinon son argent, du moins son temps ».

Le Vieux Paris en construction, photographie

Quant à Robida, qui aura consacré pendant plus de deux ans, une grande partie de son énergie à ce projet, sans doute eut-il quelque nostalgie à assister au démontage — et non à la destruction, car toutes les charpentes seront récupérées — de cette ville magique, belle du temps jadis trop vite disparue. Et puis, il est passé à autre chose, il avait encore tant à faire.

Jean-Claude Viche

Le Vieux Paris (côté est) vu depuis la rive opposée de la Seine, photographie

Liste des ouvrages sur Paris

Les livres illustrés sur l’histoire de Paris

1895 - Paris de siècle en siècle, Paris, Librairie illustrée

1896 - Le Cœur de Paris, Paris, Librairie Illustrée

[1896] - Paris à travers l’histoire (réunion en un volume des deux précédents, excepté les hors-textes) Paris, Librairie illustrée

1920 - Le long des quais,bouquinistes, bouquineurs et bouquins, Charles Dodeman, Paris, Gallus

1922 - Journal d’un bouquiniste, Charles Dodeman, Paris, Tancrède

1927 - La Sainte Chapelle du Palais, G. Renard, Paris, Foyer Français

Le Siège et la Commune de Paris

1971 - L'Album du Siège et de la Commune 1870-1871 (fac-similé), Paris, Libr. Clavreuil et Libr. Scheler

1888 - La Part du hasard, Paris, Librairie Illustrée (non illustré)

1888 - Le Dix Neuvième Siècle, Paris, Librairie Illustrée

Le Vieux Paris à l’Exposition universelle de 1900

1900 - Le Vieux Paris Exposition universelle de 1900, Guide historique, pittoresque, et anecdotique, Paris, Librairie du Vieux Paris

1900 - Le Vieux-Paris, Exposition universelle de 1900, Etudes et originaux.

1900 - La Nef de Lutèce, Paris, Dorbon

1900 - Gazette du Vieux-Paris (dont le n° 5 a été entièrement écrit et illustré par Robida), Paris, Librairie des Annales, Baschet éd.