Albert Robida, chroniqueur et caricaturiste

Robida, les débuts d'un dessinateur de presse

« Moi qui voulais faire du paysage, moi dont le rêve était de dessiner des arbres et des maisons, je fus amené par le hasard à crayonner des bonhommes comiques ». Si l’on se fie à cette déclaration de Robida, le hasard plus que la vocation amorça sa carrière de dessinateur de presse. Quelques rencontres déterminantes l’ont, semble-t-il, conforté dans cette voie. « On m'adressa à [Eugène] Philipon [directeur du Journal amusant]. C'est ainsi que je fus aiguillé du côté de la caricature » explique-t-il en 1900 à Émile Bayard au sujet de son premier engagement. Un journaliste, M. Furetières, rapporte quant à lui : « C'est grâce à Dumas père, croqué un jour par lui, qu'il [Robida] a placé son premier dessin dans un journal humoristique ». Le caricaturiste Cham semble, lui aussi, avoir joué un rôle important qu’il évoque dans une lettre adressée à Robida : «Je vois vos œuvres dans le journal de mon ami Marcellin [La Vie parisienne]. Tout cela est fait avec infiniment d'esprit, bref vous voilà aujourd'hui un homme arrivé. Je suis fier d'avoir tiré votre horoscope lorsque Monsieur votre père me fit l'honneur de me soumettre vos premiers croquis. Il y avait le germe de ce que vous avez tenu aujourd'hui». Une certitude émerge de ces témoignages complémentaires : c'est en autodidacte que Robida débuta à l'âge de dix-huit ans sa carrière de dessinateur de presse au Journal amusant. Ce journal privilégie à cette époque la satire de mœurs, laissant à d'autres titres le soin de diffuser des caricatures politiques. C'est ainsi que les premiers dessins de Robida, publiés en novembre 1866, tournent en dérision les romans populaires et raillent l'engouement des lecteurs pour les aventures de Rocambole.

«Faits d’hiver au crayon», Paris-Caprice, n° 26, 6 juin 1868, p. 405

Cette première expérience journalistique inscrit d’emblée les caricatures de Robida dans le registre de la satire littéraire et artistique qui restera son domaine de prédilection tout au long de sa carrière dans la presse illustrée.

Tout en dessinant pour Le Journal amusant de 1866 à 1870, Robida se joint régulièrement à partir de 1868 à Paris-Caprice, qui se présente comme une «gazette illustrée littéraire et artistique ». Par ailleurs il collabore ponctuellement à des journaux dont l'existence fut éphémère, tels que La Parodie d'André Gill, L'Image, ainsi que Le Polichinelle, La Charge et Paris-comique, où paraissent ses premiers dessins d’anticipation6. C’est donc en participant, entre 1867 et 1870 à ces différents périodiques que le dessinateur novice s’initia aux exigences techniques et aux conventions graphiques propres à la presse illustrée.

« La Guerre au vingtième siècle », Paris comique, n° 32, 6 août 1870, p. 253

Pendant le siège de Paris et la Commune, Robida, resté dans la capitale, ne renonce pas à son activité de dessinateur même si elle est difficile à concilier avec celle de recrue de la Garde nationale. Les croquis qu’il prend sur le vif dans la ville assiégée et à proximité des zones de combat sont publiés en illustration de l'actualité dans La Chronique illustrée et Le Monde illustré. Dans ses mémoires sur cette période, Robida note que, malgré la disparition des feuilles littéraires et de nombreux petits journaux, y compris ceux pour lesquels il travaillait, « le siège eut son imagerie, tout de même, sous forme de feuilles volantes, caricatures, images satiriques fortement coloriées, toujours violentes, trop souvent grossières, dirigées contre l'empire défunt, la cour impériale ou contre le général Trochu et le gouvernement de la défense». On entrevoit à la lecture de cette désapprobation d’une charge politique sans détours pourquoi Robida ne publia rien de la même veine pendant cette période. Même si par la suite il ne fit pas de portraits-charge des hommes politiques, cela ne l’empêcha pas d’intégrer dans des caricatures de mœurs de fines attaques dirigées contre le pouvoir.

« Ce qu’on a fait de Paris, fantaisies architecturales », La Vie parisienne, n° 9, 26 février 1876, p. 150

La critique en images des arts et des lettres dans La Vie parisienne et dans La Caricature

Le style de Robida s’affirme entre 1871 et 1880 dans La Vie parisienne, un hebdomadaire illustré de seize pages dédié aux « mœurs élégantes, échos du jour, fantaisies, théâtre et musique, modes… ». Robida y dessine presque chaque semaine des en-têtes pour des nouvelles littéraires ou de grandes compositions humoristiques réservées à l'espace le plus spectaculaire du journal, la double page centrale. Laissant à Morland, Lafosse ou Grévin le soin de dessiner des femmes alanguies et d'aborder les sujets grivois, il se spécialise dans la chronique théâtrale et littéraire et conçoit de nombreuses planches destinées à présenter et à commenter de manière synthétique les pièces de théâtre à l'affiche. Durant ces dix années, il lui revient de s’attaquer aux personnalités du monde artistique et littéraire sur un ton ironique mais aimable, de divertir son lectorat tout en l’informant et en évitant les sujets dérangeants, sans pour autant renoncer à la critique. Robida dissimule dans des images prolixes l'objet même de son attaque derrière un réseau d'éléments accumulés que le lecteur doit progressivement déchiffrer. De la multiplicité des informations véhiculées, tant par l'image que par le texte, émerge alors le message satirique.

« Grand panorama de la bonne ville de Paris peint à l’huile fine par Albert Robida», La Caricature, n° 80, 9 juillet 1881, planche dépliante en couleurs jointe en supplément au journal (dimensions de la planche dépliée : 37,5 x 107 cm)

Sa collaboration à La Vie parisienne ne fut interrompue qu’à une seule reprise durant quelques mois de l’année 1873. Envoyé en Autriche par Le Monde illustré pour transmettre des informations sur l’Exposition universelle qui se déroulait à Vienne, il travailla également pour un journal viennois apparenté au Charivari, der Floh, dont il renforça l’équipe de dessinateurs. C’est aussi pendant ses années de collaboration à La Vie parisienne qu’il publia ses premiers livres illustrés. S’il revient à Maurice Dreyfous d'avoir été le premier à éditer les livres de Robida, c’est en fait Georges Decaux, directeur de « La Librairie illustrée », qui exerça une influence décisive dans la carrière du caricaturiste.

«Nana-Revue», La Caricature, n° 1, 3 janvier 1880.

Soutenu par cet éditeur, dont l’activité se partageait entre édition de livres et presse, Robida créa en 1880 un nouvel hebdomadaire illustré, La Caricature. Promu d’emblée rédacteur et principal dessinateur, il allègea progressivement cette lourde tâche en invitant dès la première année de jeunes dessinateurs tels Caran d'Ache et Ferdinand Bac à rejoindre son équipe. Albert Robida explique à Émile Bayard le choix de son intitulé : « Je fondais, avec Decaux, La Caricature, du moins nous tentâmes de ressusciter ce titre glorieux ». Malgré cet hommage manifeste au journal de Philipon auquel Grandville, Daumier, Monnier et Traviès avaient participé, l'hebdomadaire de Robida, destiné à la bourgeoisie parisienne, ne s’avance pas ouvertement sur le terrain de la caricature politique. Imprimée sur huit pages, La Caricature laisse peu de place au texte et privilégie des compositions humoristiques présentant une critique en image essentiellement sociale et artistique. Les salons de peinture, la mode, les courses hippiques et les premières théâtrales sont évoqués avec inventivité dans des mises en scènes qui confrontent souvent «jadis et aujourd’hui» ou qui recourent à l’anticipation. Sarah Bernhardt, Émile Zola et Alexandre Dumas fils sont les cibles favorites. Ces figures célèbres du domaine des arts et des lettres servent parfois d’accroche à la une, mais il arrive souvent que le numéro entier de La Caricature s’organise autour de thématiques aussi variées que l’émancipation de la femme (droit de vote ou divorce), la guerre au vingtième siècle, l’opérette, le drame, une excursion en Bretagne, les bains de mer ou encore la visite d’un château. De nombreuses planches présentent une réflexion sur la ville et l’urbanisme, sujet inhabituel pour une publication humoristique, mais qui, dans le cas de Robida, rejoint un questionnement plus large sur la sauvegarde du patrimoine.

« L’embellissement de Paris par le métropolitain - par A. Robida », La Caricature, n° 338, 19 juin 1886.

Légende : « La vue de Paris ci-jointe supposée prise au moment de l’exposition de 1889 montre quels éléments de beauté le métropolitain bien conçu peut apporter aux perspectives de la grande ville, quelles admirables transformations il peut opérer et enfin comment il utilise d’une façon ingénieuse et pittoresque les monuments qui jusqu’à ce jour n’ont pu servir à rien.

Robida et la presse illustrée après 1890

Le traitement fantaisiste des sujets et l’emploi d’aplats colorés, y compris dans les pages centrales, confèrent fraîcheur et vitalité à ce nouveau journal. Contrairement à la couverture en noir et blanc de La Vie parisienne, toujours identique, la une de La Caricature arbore chaque semaine une nouvelle image en couleur qui s'apparente par son format à l'affiche de librairie. Les grandes planches dépliantes jointes en supplément à l'hebdomadaire en sont un autre élément caractéristique. Reprenant le type de vue offerte par les véritables panoramas implantés dans la ville, ces planches de format oblong sont le support idéal pour représenter des défilés ou des revues dont Robida saisit tout le potentiel humoristique. Dès le premier numéro de son hebdomadaire le caricaturiste proclamait que La Caricature serait « politique, satirique, drolatique, prophétique, atmosphérique et littéraire» ; cet ambitieux programme a été respecté par Robida pendant dix ans avant qu’il ne cède la place en 1892 à Ernest Kolb.

« Locomotionisme », Le Rire, n° 111, 19 décembre 1896.

Il arriva que Robida se joigne de manière occasionnelle à d’autres publications, sans pour autant infléchir son style, ce qui conduit parfois à un décalage de ton entre ses dessins et ceux de ses confrères. Quand il participe au Chat noir, revue montmartroise fondée par Alphonse Allais et Rodolphe Salis, c'est pour diffuser en 1885 une page à caractère publicitaire qui regroupe des dessins extraits du livre qu'il vient de publier les Œuvres de Rabelais. L'année suivante les compositions qu'il imagine pour accompagner un conte écrit par Rodolphe Salis « le baudrier de Magdelaine » semblent être le prolongement de ses récentes illustrations rabelaisiennes. Dans un genre différent, mais toujours proche de celui de La Caricature, il conçoit un numéro complet de l’Assiette au Beurre sur les « bains de mer » et destine au Courrier français des dessins sur « Les villégiateurs et les villégiatures aquatiques - Les bords de la Seine » qui contrastent avec le contenu de l'hebdomadaire créé par Jules Roques, dominé par les charges de Willette et Forain. La production robidienne, qui fait suite à celles de Daumier, Cham, Bertall et André Gill et précède de peu celle de Forain, Willette, Caran d'Ache et Steinlein se place à une époque charnière dont les préoccupations s’accordent mal ave celles de la génération suivante.

Interrogé en 1900 par Émile Bayard sur les tendances présentes de la caricature Albert Robida répond : « ce que je pense de la caricature actuelle ? Mon Dieu ! qu'elle tourne un peu vers une observation triviale par parti pris, vers tout un système de laideur ». Cette réponse révèle bien le décalage esthétique et idéologique entre le contenu des publications avant-gardistes et les aspirations de Robida ancrées dans les années 1880.

« Essais d’utilisation - Les fantaisies de la pédale », La Nature, supplément scientifique, n° 1168, 18 octobre 1895.

C’est sans doute la raison pour laquelle, après 1890, Robida délaisse le secteur de la presse satirique, mais publie, au gré de la demande, des dessins humoristiques dans des journaux d'information générale. Il illustre par exemple de 1891 à 1905 les suppléments de l'austère revue scientifique La Nature de son ami Tissandier de dessins malicieux sur les progrès techniques appliqués à la vie quotidienne. Parallèlement, il s’associe de manière épisodique aux revues de bibliophilie publiées par son ami Octave Uzanne et y diffuse ses eaux-fortes. Enfin, son activité dans le domaine de la presse emprunte une troisième voie, plus proche de ses publications pour la librairie, avec l’illustration de nouvelles dont il est l'auteur ou simplement l'illustrateur, destinées pour la plupart d’entre elles à la jeunesse. Les lecteurs de la presse auront d’ailleurs la primeur de « L’Horloge des Siècles » diffusée en pré-originale dans La Vie illustrée (1901-1902) et l’exclusivité de deux courts récits d’anticipation, domaine où l’originalité de Robida ne se dément pas. « Un Potache en 1950 » parut en 1917 dans Mon Journal (Hachette) et « En 1965 »fut publié deux ans plus tard dans Les Annales politiques et littéraires de Pierre Brisson.

«Mystère Ville - Aventures fantastiques », William Cobb, Journal des voyages, n° 418, 4 décembre 1904.

Pendant un demi-siècle, du Journal amusant en 1866 au Journal des Voyages en 1913, Albert Robida a dessiné pour environ soixante-dix périodiques. La facilité constante avec laquelle il se projeta dans l'avenir n'est-elle pas le fruit d'une longue observation des failles, des contradictions et des absurdités de la société de son époque qu'en bon caricaturiste il s'appliqua à mettre en évidence ?

Sandrine Doré

Liste non exhaustive des périodiques auxquels Robida a collaboré entre 1866 et 1926

Ces périodiques contiennent parfois la publication d'ouvrages en pré-originale, signalés par un astérisque.

Presse satirique et humoristique

Le Journal amusant (1866-1871)

Le Petit Journal pour rire (1867-1882)

Paris-Caprice (1867-1870)

La Parodie (1869)

Le Polichinelle (1869-1870)

La Charge (1870)

Paris-comique (1870)

Der Floh (Vienne) (1873)

L'Univers illustré (1875)

La Vie parisienne (1871-1880, 1887-1890, 1914-1915)

La Caricature (1880-1892)

L'Eclipse (1880-1884)

La Silhouette (1880-1885)

Le Monde comique (1880-1892)

La Vie élégante (1882)

Le Chat noir (1885, 1886, 1888)

Le Courrier français (1888)

La Revue illustrée (1889-1903)

Le Rire (1894-1902)

Pêle-Mêle (1898-1902)

L'Assiette au beurre (1902)

La Vie en rose (1902)

Le Rire rouge (1914-1918)

La Baïonnette (1915)

Fantasio (1915)

Journaux d'informations générales et d'actualité

Le Monde illustré (1871-1876)

La Chronique illustrée (1871)

L'Illustration (1888, 1889, 1900)

Les Annales politiques et littéraires (1889-1919, 1920*)

Le Figaro illustré (1893)

Le Monde moderne (1895-1902)

L'Excelsior (1915)

Revues de vulgarisation scientifique et de voyages

Sur Terre et sur Mer (1876*)

Le Journal des voyages (1879*, 1900-1913)

La Nature, supplément illustré (1891-1905)

La Science illustrée (1892* et 1897*)

Magazines destinés à la jeunesse

La Récréation (1880*)

La Jeunesse amusante (1897-1898)

Revue Mame (1895)

Le Petit Français illustré (1889-1901*)

La Joie des enfants (1905-1908)

Saint-Nicolas (1913* et 1914*)

Mon Journal (1917*, 1918-1919)

Revues de bibliophilie

Le Livre moderne (1890-1891)

L'Art et l'Idée (1892)

Le Livre et l'Image (1893-1894)

L'Œuvre et l'Image (1900-1902)

Revues de lecture

Les Romans célèbres (1893-1895)

La Lecture (1896-1897)

Mon Bonheur (1900)

Simple Revue de Salon (1914)

Almanachs

Almanach Vermot (1900-1921)