Albert Robida, auteur et illustrateur pour la jeunesse

Pendant près d'un demi-siècle, de La Tour enchantée (1880) aux Mésaventures de Jean-Paul Choppart (1926), Albert Robida a consacré à l'enfance et à la jeunesse une part importante de ses talents de dessinateur et d'écrivain : soixante et onze titres écrits et/ou illustrés, soit près d'un tiers de sa production, sans compter les magazines auxquels il a donné couvertures et dessins, et qui ont pré-publié ses nouvelles et romans, tels que La Récréation en 1880 (Decaux), Le Petit Français illustré de 1889 à 1905 (Armand Colin), La Jeunesse amusante de 1897 à 1899, Saint-Nicolas en 1913-1914 (Delagrave) et Mon Journal de 1917 à 1919 (Hachette). L'ensemble offre une grande diversité d'inspirations : le fantastique et l'anticipation, le roman historique, les histoires amusantes ou rocambolesques, thèmes de prédilection de Robida, dominent dans les vingt-deux ouvrages dont il est l'auteur ; dans les livres qu'il a seulement illustrés on trouve des contes et légendes, des classiques de la littérature picaresque et des romans d'aventures.

Différents facteurs ont favorisé cette création aux multiples facettes : l'éventail varié des supports éditoriaux qui l’ont véhiculée — magazines, albums de luxe et à bon marché, livres de prix et livres d'étrennes, manuels scolaires — et la diversité de ses éditeurs. Une distinction s'impose en effet entre les ouvrages publiés par des éditeurs occasionnels de livres pour la jeunesse, qui se rattachent à la librairie illustrée (Dreyfous, Decaux, Bauche), et le groupe plus étoffé des livres réalisés par des éditeurs spécialisés qui appartiennent à la librairie classique (Colin, Mame, Delagrave) — qu'elle soit liée aux cercles laïques et républicains (Colin) ou aux milieux catholiques et traditionalistes (Mame). Les premiers accordent la prééminence à l'œuvre de l'illustrateur qui, souvent, justifie à elle seule le livre ; les seconds privilégient le texte, mis au service des objectifs pédagogiques de l'édition pour la jeunesse à cette époque : donner à l'enfant le goût de la lecture, lui offrir une récréation morale et instructive.

Dans le premier groupe se trouve la Librairie illustrée, ancienne maison d'édition populaire François Polo, dirigée depuis 1875 par Georges Decaux (1845-1914), qui lance en 1880 La Récréation, magazine pour enfants à la vie éphémère dont la nature même, vouée à la distraction, au conte et à la fantaisie, offre à Robida un support privilégié pour l'épanouissement d'une veine nouvelle qui s'est révélée l'année précédente avec Les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul... Le conte fantastique de La Tour enchantée y paraît en feuilleton d'août à septembre 1880, avant d'être publié en volume en association avec Maurice Dreyfous. Le cartonnage, illustré par l'artiste, les planches en couleurs reproduites en chromotypogravure, les vignettes judicieusement combinées à la typographie, la mise en page soignée du texte, délimité par un double filet d'encadrement, font de La Tour enchantée à la fois un livre d'étrennes caractéristique de son époque et un ouvrage unique en son temps par sa fantaisie débridée, étrangère aux traditions de la littérature de jeunesse. Par la suite, Decaux fera figurer dans un catalogue éclectique, où voisinent des textes de Henry Havard, de Victor Hugo et de Louis Figuier, d'autres œuvres de Robida, notamment Le Voyage de Mr Dumollet. Le caractère burlesque de ce périple d'un rentier célibataire et casanier à la rencontre d'une lointaine fiancée, héritier des histoires en images de Töpffer mais composé sous la forme traditionnelle d'un récit illustré, les vignettes nombreuses de l'ouvrage, ses caricatures amusantes, ses couleurs, sa reliure attrayante et dessinée par Robida, le destinent aux étrennes de la jeunesse tout en visant un public plus large, amateur d'images et de dessins satiriques.

La maison Furne-Boivin, réputée pour la qualité artistique de ses ouvrages, a également développé un catalogue de publications pour la jeunesse où se rencontrent quatre livres illustrés par Robida. François Ier s'inscrit dans une collection d'albums historiques pour adolescents consacrée aux célébrités de l'histoire de France, dont l'éditeur a lancé la vogue en 1896. Cette entreprise éditoriale répond aux orientations de la littérature enfantine depuis 1870, attentive à construire un imaginaire collectif susceptible de sceller l'unité morale du pays et de préparer les jeunes citoyens et futurs soldats de la République à l'épreuve de la revanche. Les textes sont rédigés par des historiens : Georges Gustave-Toudouze (1877-1972), l'auteur de François Ier, est docteur en histoire, membre de l'École française archéologique d'Athènes. Mais c'est la contribution de l'artiste qui est mise ici en avant, comme on le voit sur la page de titre où le nom de Robida précède celui de l'auteur. L'importance de l'image s'exprime par son alternance régulière avec les pages de texte, sa situation en « bonne page », ses dimensions géantes qui assimilent les aquarelles de Robida à de véritables tableaux d'histoire. Elle contribue à transmettre à la jeunesse une vision glorifiée du passé : tout à la fois vivante par l'action et le mouvement ; réaliste par l'attention portée aux décors et aux costumes ; magnifiée par les angles de vue, en plongée ou en contre-plongée, et par les plans panoramiques qui ouvrent de vastes échappées sur les foules et les paysages. La reliure d'Engel, d'après un dessin de l'artiste, parachève ce portrait exemplaire-exaltant d'un souverain : François Ier s'y découpe, en contre-plongée, vêtu de pourpre et d'or, sur un fond de soleil rayonnant.

L'entreprise d'Henri Laurens, éditeur de livres pour les amateurs d'art et de régionalisme, est différente : en se tournant vers la jeunesse, il souhaite contribuer à son éducation esthétique. Sa collection des « Chefs-d'œuvre à l'usage de la jeunesse » s'appuie sur des textes confirmés de la littérature universelle pour promouvoir l'œuvre des meilleurs illustrateurs de son temps. Les Voyages de Gulliver illustrés par Robida figurent parmi les premiers titres de cette collection, et accordent en effet toute la vedette à l'artiste dont les multiples vignettes et les luxueuses gravures en couleurs irriguent généreusement le texte. L'illustrateur y privilégie les facettes comique et fantastique du roman, suivant en cela ses propres inclinations mais aussi les vœux de l'éditeur qui souhaite offrir aux enfants un livre « de pur amusement », excluant la puissante et amère satire de Swift. La collection « Plume & crayon », que Laurens inaugure dans les années 1910, accroît encore le privilège des artistes en leur cédant la plume. Avec trois romans qui se déroulent dans un cadre historique, Robida y déploie ses talents pédagogiques : Les Assiégés de Compiègne (1905), L'Ile des Centaures (1912) et Le Trésor de Carcassonne (1923). Une autre série, créée après-guerre par Laurens, lui donne l'occasion de s'adresser pour la première fois aux petits avec la pittoresque Andrée l'Emportée (1923).


Le partenaire privilégié de Robida est certainement Armand Colin, puissant éditeur scolaire qui se tourne vers l'édition de loisirs à la fin des années 1880 en lançant Le Petit Français illustré. Suivant l'usage, ce magazine alimente en textes et en images la « Bibliothèque du petit Français », collection d'ouvrages « distrayants et pédagogiques », concurrente de la « Bibliothèque rose » de la maison Hachette. Robida est l'auteur de quatorze des vingt-cinq titres, pré-publiés dans le magazine, qu'il a illustrés de vignettes, toutes remarquables d'invention, de fantaisie, de vivacité. Certaines œuvres, comme Le Roi des jongleurs et Le Capitaine Bellormeau, ainsi que La Fin du Cheval, sont également éditées dans une collection de livres d'étrennes où le recours à la similigravure, procédé dernier cri pour la reproduction des aquarelles, n'est pas du meilleur effet. Colin fera aussi appel à Robida pour six manuels d'enseignement littéraire en 1925, afin que « le sourire de l'art vienne sans cesse embellir le modeste travail de l'écolier ».

En 1910, Robida est sollicité par la maison Mame, grand éditeur de livres de prix et d'étrennes pour la jeunesse chrétienne : jusqu'en 1926, il illustrera quatorze romans d'aventures de différents auteurs français et étrangers aux titres évocateurs : Le Ballon fantôme de Jacques des Gachons (1910), Le Secret de l'Indien de L. Berthault (1911), La Bombe silencieuse de Ch. Dodeman (1916), La Grotte mystérieuse (1920), La Mine d'or infernale de Georges Price (1920), etc. Les compositions de Robida, parfois moins fouillées et détaillées que jadis, semblent se mettre au diapason de ces modernes inspirations Pourtant, ce qui frappe le plus à l'examen des livres de Robida pour la jeunesse, c'est leur étonnante continuité de style et d'inspiration. Robida n'a pas élaboré à l'intention du jeune public un graphisme simplifié ou spécifique, à la façon de Job ou de Boutet de Monvel. Son parti était différent : conservant sa manière, il a privilégié les facettes de son talent — la caricature et le comique, le fantastique et le dessin historique — qui répondaient le mieux aux objectifs de la littérature récréative destinée à la jeunesse : former le cœur, le caractère et l'esprit de l'enfant.

Annie Renonciat.

Liste des principaux ouvrages illustrés par Robida

Livres écrits et illustrés par Robida

- genre fantastique et anticipation

1880 - La Tour enchantée, Paris, Librairie Illustrée et Librairie Maurice Dreyfous

1892 - Jadis chez aujourd'hui, Paris, Armand Colin.

1904 - La Bête au bois dormant, Paris, A. Colin.

1925 - Un Chalet dans les airs, Paris, A. Colin.

- romans historiques

1892 - Kerbiniou le très madré, Paris, A. Colin

1898 - Le Roi des Jongleurs, Paris, A. Colin

1900 - Le Capitaine Bellormeau, Paris, A. Colin

1905 - Les Assiégés de Compiègne, Paris, Laurens

1912 - L'Ile des Centaures, Paris, H. Laurens

1923 - Le Trésor de Carcassonne, Paris, H. Laurens

- histoires amusantes ou rocambolesques

1883 - Le Voyage de Monsieur Dumollet, Paris, Georges Decaux

1893 - Moulin Fliquette, Paris, Armand Colin

1895 - En haut du beffroi, Paris, Armand Colin

1909 - Le Patron Nicklaus, Paris, Armand Colin

1895 - L'Académie de danse de Iaroslaw, Paris, Armand Colin

1924 - Andrée l’emportée, Paris, H. Laurens


Livres illustrés par Robida

- contes et légendes

1890 - Contes des pays d'Armor, Paris, A. Colin

1897 - Contes de Perrault, Paris, Laurens

1904 - Contes populaires de Musaeus, Paris, Furne - Combet

1909 - Les Mille et une nuits, Paris, Paris, M. Bauche

1917 - Légendes d'Alsace, de O. Gévin-Cassal, Paris, Boivin

- romans historiques

1899 - La Fin du cheval, Pierre Giffard, Paris, Armand Colin

1908 - Histoire des quatre fils Aymon, très nobles et très vaillants chevaliers, nouvelle transcription d’après l’édition de 1480 par J. d’Albignac, Paris, M. Bauche

1909 - François 1er, le roi chevalier, Georges Toudouze, Paris, Boivin

- classiques de la littérature picaresque ou populaire

1904 - Voyages de Gulliver, Swift, Paris, H. Laurens

[1909] - Don Quichotte, Paris, M. Bauche

1914 - Les Deux Cartouche, Montfrileux, Paris, Delagrave

1917 - Histoire et Aventures du Baron de Münchausen, Paris, H. Laurens

1918 - Le Bon Roi Dagobert, G. Trémisot, Paris, Delagrave

1926 - Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart, Louis Desnoyers, Paris, Laurens

- romans d'aventures

1910 - Le Ballon fantôme, Jacques des Gachons, Tours, Mame

1910 - Les Conquérants de l’air, Georges Lys, Tours, Mame

1911 - Le Secret de l’indien, L. Berthaut, Tours, Mame

1911 - Le Record du Tour du monde, L. Berthaut, Tours, Mame

1916 - La Bombe silencieuse, Charles Dodeman, Tours, Mame

1920 - La Mine d’or infernale, Georges Price, Tours, Mame

1925 - Au Gré de la tourmente, Karl Hay, Tours, Mame

1926 - L'Étoile du Pacifique, Georges Price, Tours, Mame